« Chacun peut jouer un rôle dans le changement de société et s’investir pour l’émergence de nouvelles façons de vivre ensemble. » Jean Ruch est le fondateur de Familles Solidaires (1), qui donne à des particuliers le pouvoir d’agir pour le développement de l’habitat inclusif (2) afin que les personnes fragilisées par l’âge, la maladie, le handicap et leurs aidants familiaux vivent avec les mêmes droits que les autres à choisir leurs lieux et modes d’habitat et de vie. Avec son expérience intime de l’accompagnement d’une personne en situation de handicap, Jean Ruch a réalisé qu’il était un parmi des millions qui se débattent pour trouver une solution d’avenir viable et durable pour un proche, surtout si ce dernier est encore jeune. « Il faut vivre la complexité du quotidien pour comprendre ces situations de vie et mesurer les limites, dans certains cas, de la solution du domicile. » Être acteur de ses choix, se donner les moyens d’avoir le choix, créer les conditions pour oser penser différemment l’habitat et l’aide à la personne, c’est ce qui réunit les adhérents de Familles Solidaires.

Que vous a appris votre expérience personnelle ?

Elle m’a appris que les attentes des aidants sont claires : ils ont besoin d’avoir des réponses concrètes aux difficultés d’accompagnement de leurs proches, à la quasi-impossibilité de garder une vie sociale et professionnelle s’ils sont en activité. Ce ne sont pas quelques heures d’aide par semaine qui le permettent. La solution du domicile a ses limites en raison du système actuel de compensation. La collectivité finance quelques heures d’auxiliaires de vie tous les jours pour une personne en situation de handicap ; pour une personne âgée, l’aide est plafonnée et beaucoup moins favorable. Dans tous les cas, ce sont les aidants, engagés dans une loyauté qu’ils estiment devoir à leur proche, qui permettent au système de fonctionner. Ils servent de variables d’ajustement ! Ce système de compensation est insuffisant et conduit à un repli et à une solitude dans le duo aidant/aidé, difficile à rompre après plusieurs années. Si je prends le conjoint d’une personne atteinte d’Alzheimer, qui peut en plus être âgée, comment compenser le fait de répéter 30 fois par jour la même chose, de supporter des sautes d’humeur, de voir son existence mise entre parenthèses… Dans les situations de handicap, les aidants sont souvent les parents qui vivent en plus avec une terrible question : « qui sera là quand nous ne serons plus là ? ». Là encore, le système ne leur offre pas de réponse. Auprès d’un de mes proches, j’ai connu l’épuisement, l’isolement et le défi de tenir sur la durée en raison d’une forme d’usure mentale, de contraintes physiques, de responsabilité dans la coordination des intervenants du domicile et d’un malaise quand il n’y a plus d’interaction possible.

En quoi l’habitat inclusif vient-il apporter une solution plus durable quand le domicile n’est plus tenable ?

Il faut l’envisager comme une alternative possible, notamment pour des personnes encore jeunes. L’offre d’hébergement en établissement est insuffisante en nombre, pas forcément souhaitée par les personnes concernées et de qualité inégale. L’habitat inclusif repose sur un principe de solidarité qui va au-delà du logement partagé en mettant en commun des ressources, par exemple la mise en commun des heures de présence des auxiliaires de vie et l’articulation de l’ensemble des services nécessaires et leur coordination, particulièrement vitale pour les personnes désorientées. Cela permet de créer une solution d’habitat accompagné qui ne peut pas exister à l’échelle individuelle. Demain, tout le monde ne pourra pas rejoindre un habitat inclusif et l’objectif n’est pas qu’une solution remplace l’autre. Il y a de très bonnes choses qui se font en établissements médico sociaux, souvent grâce au facteur humain. L’ambition, c’est de permettre une forme de choix pour les personnes qui le veulent et quelles que soient leurs ressources financières ou familiales.

Quelles principales difficultés avez-vous rencontrées au démarrage ?

Beaucoup de gens qui, se sont lancés aujourd’hui dans l’habitat inclusif, n’en disaient pas du bien il y a une dizaine d’années. Les gestionnaires d’établissements médio sociaux voyaient ces habitats d’un mauvais œil, comme des solutions low cost, ce qu’elles ne sont pas. La construction d’un habitat collectif pour les publics fragiles est un vrai parcours du combattant dès lors que vous sortez des sentiers battus du médico-social ou du privé commercial avec des résidences service seniors. On s’est donc heurté aux difficultés liées aux règlementations. En France, il faut avoir un master en bureaucratie pour faire naître ce genre de projets ! Si on ne remplit pas la bonne case au bon endroit, c’est compliqué d’arriver à convaincre, surtout quand on est un peu en avance sur son temps. Et puis, il a fallu que soit enfin autorisée la mise en commun des aides humaines pour mutualiser la présence d’aidants professionnels, une condition de base de la vie en habitat inclusif tel qu’on la conçoit chez Familles Solidaires.

 Les règlementations et la volonté politique sont-elles aujourd’hui plus propices au développement de l’habitat inclusif ?

Oui, indéniablement, avec la loi ELAN (3) qui a permis la mise en place du forfait habitat inclusif. Dernièrement, quatre ministres ont écrit aux conseils départementaux pour leur demander de s’engager en faveur de l’habitat inclusif avec des aides incitatives fortes. 600 logements en deux ans, c’est presque trois fois le nombre de projets actuellement existants. Aujourd’hui, tout le monde a envie d’en faire !  Les bailleurs sociaux pourraient être aujourd’hui moteurs du développement de cet habitat suite au rapport Piveteau Wolfrom (4). De plus en plus de mairies nous contactent pour ces solutions d’habitat à taille humaine qui permettent en plus, en milieu rural, de garder les habitants dans leur village, et de créer de l’activité économique sur des territoires de plus en plus confrontés à la fuite des services vers le monde urbain. Les associations gestionnaires d’établissements d’hébergement ont aussi compris la complémentarité entre l’accueil en hébergement médico-social et l’habitat inclusif pour les bénéficiaires qui ont la capacité d’aller vers plus d’autonomie à un moment donné de leur parcours. On a réussi notre pari qui était d’en faire une troisième voie complémentaire au domicile individuel et à l’établissement médico-social. Et puis, ce qui joue aussi en faveur de l’émergence de ces solutions innovantes, c’est qu’il y a moins d’argent pour les solutions d’hébergement plus classiques et qu’elles ne correspondent plus forcément aux attentes des gens. Si je prends l’hébergement en Ehpad, avec en moyenne 80 résidents sur un même établissement pour atteindre un seuil de rentabilité, bien sûr que les gens n’en rêvent pas et y vont à reculons. Même si les professionnels de ces structures font un travail formidable.

Au regard de votre expérience, quels sont les conditions nécessaires pour faire aboutir un projet ?

Au démarrage, on s’est appuyé sur ceux qui avaient le plus grand intérêt à agir, c’est à dire les proches aidants. Ils ont besoin de réponses rapides à leurs difficultés au quotidien et ils ne peuvent pas attendre plusieurs années pour qu’une solution émerge. C’est avec l’implication de ces aidants que nous avons mis en œuvre les habitats existants (5). Maintenant, les personnes fragiles et leurs proches ne peuvent pas agir seuls et on ne monte pas un projet d’habitat inclusif tout seul dans son coin, au milieu de nulle part. Il faut un porteur de projet combatif, bien identifié, reconnu par les pouvoirs publics et avec une connaissance du territoire pour aller chercher d’autres partenaires. Il faut ensuite trouver un service d’aide à la personne de qualité et motivé puisque cela constitue la vraie différence de l’habitat inclusif par rapport à d’autres modes d’accompagnement. Les porteurs de projets que l’on accompagne aujourd’hui dans la démarche d’ingénierie sociale sont souvent des associations d’aidants et des associations qui cherchent des opportunités foncières pour créer des poches d’habitat inclusif. Ce qui est nécessaire, c’est de créer les conditions pour oser penser différemment l’habitat. L’habitat partagé n’est qu’une partie de la réponse mais la réelle plus-value en termes d’amélioration de la qualité de vie se trouve dans les services professionnels proposés, au travers, c’est une piste, de coopératives de services à la personne, projet national que nous allons expérimenter dans les 24 mois à venir.

L’habitat inclusif est-il plus accessible financièrement ?

Non, ce n’est pas une solution moins onéreuse. Comme dans tout marché qui se développe, les lucratifs vont s’occuper de ceux qui ont de l’argent. Nous, on a choisi de s’adresser à des personnes aux minima sociaux, ce qui n’a pas simplifié notre développement. D’ailleurs, son développement doit s’inscrire dans une volonté de solidarité nationale, sinon, les départements riches feront de l’habitat inclusif, et pas les autres…

Quelle prochaine étape pour consolider cette possibilité d’un autre choix d’hébergement et de vie ?

La transformation de l’ancien monde est en cours, de nouvelles règles sont en train d’émerger et ces règles sont plutôt favorables aux personnes vulnérables. On a un esprit de la loi qui rejoint, enfin, ce qui a été entrepris avec la loi de 2005 sur les droits des personnes en situation de handicap. Il y a une possibilité dans ce cadre législatif d’exercer son droit à l’autodétermination et un espace pour agir en tant que citoyen. On attend que les aides lancées en expérimentation suite au rapport Piveteau Wolfrom deviennent des droits. Pour créer les conditions économiques de l’habitat inclusif, il faut que les aides deviennent des aides individuelles à la vie partagée. Il faut arriver à un modèle qui ressemble à ce qui s’est fait en Allemagne il y plus de 30 ans avec aujourd’hui plus de 4000 habitats inclusifs qui fonctionnent. On en est à 200 en France et l’intention est d’en créer 600 dans les deux années à venir… Il y a aussi un enjeu sur les droits sociaux, différents en France en fonction de votre âge.  Plus de 60 ans, vous êtes vieux, moins de 60 ans vous êtes en situation de handicap ! Il faut donc réussir à aller vers une convergence des prestations, et surtout pas en allant vers le bas, pour pouvoir accompagner les personnes âgées sans trop de reste à charge pour eux. C’est tout le débat du 5è risque… Il faudra un jour que nos concitoyens se posent la question : comment ont-ils envie d’être accompagnés quand ils seront confrontés à leur propre dépendance. Moi, personnellement, j’ai envie d’avoir le choix et cela ne me dérangerait pas d’avoir une deuxième, troisième, quatrième journée de solidarité pour financer ce 5è risque. Il n’est pas possible que la solidarité nationale continue à se reposer sur la solidarité familiale. Encore une fois, les aidants familiaux ne peuvent pas durablement être la variable d’ajustement pour que la perte d’autonomie coûte moins cher à la collectivité…

Propos recueillis par N. Cuvelier

1)Groupe associatif créé en 2012 pour faire naître des solutions alternatives de logements pour des publics vulnérables, adossé à une Foncière Solidaire créée en 2013 pour la construction de programmes d’habitat. Les premiers investisseurs étaient proches aidants ou sensibilisés à la question. Consulter le site : https://familles-solidaires.com/

2)Aussi appelé habitat partagé et accompagné, il s’inspire d’un mode d’habitat inventé dans les années 70 dans les pays du nord de l’Europe. Son principe : rassembler quelques foyers dans un même lieu de vie, un bâtiment unique ou plusieurs pavillons disposés autour d’espaces partagés. Cet habitat est inclusif car il permet l’intégration de personnes âgées dépendantes ou souffrant d’un handicap (moteur ou psychique) ; il est aussi pensé pour un accès facilité et mutualisé à divers services.

3)La loi ELAN de 2019 a permis de définir le concept et le cahier des charges de l’habitat inclusif, d’identifier le porteur de l’habitat inclusif et de créer un forfait de financements annuels à destination de ce porteur.

4)Denis Piveteau et Jacques Wolfrom ont remis en juin 2020 un rapport intitulé « Demain, je pourrai choisir d’habiter avec vous » dont l’objectif est de faciliter le développement de l’habitat inclusif en imaginant un environnement légal et administratif plus favorable.

5)7 habitats inclusifs en service, 30 personnes hébergés, 80 familles concernées, 16 nouveaux projets accompagnés dans leur développement en conseil et expertise. Par ailleurs, depuis 2018, Familles Solidaires accompagne 10 porteurs de projet dans le cadre de l’appel à projets #LACHPA (Les Aidants Concepteurs d’Habitats Partagés et Accompagnés) avec comme résultat 3 colocations ouvertes et 4 habitats en cours de construction en l’espace d’un an et demi.

D’autres belles initiatives se développent autour du concept de Béguinage, citons par exemple Béguinage Solidaire et Béguinage&Compagnie. Lire aussi l’article paru dans Le Monde.