Hilde Schwab a été, dès les premières heures, aux côtés du professeur Klaus Schwab, son époux, quand il a créé en 1971 un symposium européen du management, qui a pris le nom de World Economic Forum (WEF) en 1987. Cette organisation internationale pour la coopération publique-privée est connue au travers de l’un de ses événements majeurs, le Forum de Davos. L’ambition du WEF est d’améliorer l’état du monde (« improving the state of the world »), en réunissant des membres de gouvernements, des dirigeants d’entreprises et des représentants de la société civile dans des domaines d’expertise différents, pour résoudre des problèmes à travers le dialogue et la mise en œuvre d’actions communes. Le WEF est engagé dans une centaine d’initiatives et de projets concernant, entre autres, le climat, la santé, l’énergie et le développement durable. En 1998, Hilde Schwab a cofondé avec Klaus Schwab la Fondation Schwab pour l’entrepreneuriat social, dont elle est encore aujourd’hui la présidente. La Fondation rassemble plus de 400 acteurs du changement afin de développer de nouveaux modèles durables dans les entreprises, le développement social et les initiatives environnementales. Hilde Schwab est intervenue à la première édition des Rencontres annuelles*, en 2013, puis avec Klaus Schwab aux Rencontres de 2015*. Fidèle observatrice du projet de La Chartreuse de Neuville, convaincue de la nécessité de lieux et d’espaces propices à la rencontre et au dialogue, Hilde Schwab revient en 2024 pour conclure les Rencontres annuelles du 4 avril sur le thème : « Des patrimoines phares de leur territoire ? ».

Comment avez-vous eu connaissance du projet de La Chartreuse de Neuville et qu’est-ce qui vous a amenée à participer ses Rencontres annuelles à deux reprises alors que votre agenda est très chargé ?

En 2012, à Paris, lors de la remise du prix de notre Fondation Schwab pour l’Entreprenariat Social à Christophe Chevalier du Groupe Archer, j’ai fait la connaissance d’Alexia Noyon puis d’Yves Ducrocq. Ils m’ont parlé du projet de la Chartreuse de Neuville et m’ont invitée à venir la visiter. J’ai toujours été passionnée par l’innovation sociale, mais aussi par l’art, la culture, l’architecture et la préservation du patrimoine. J’ai été impressionnée par l’implication des personnes à l’origine du projet et la vision qui m’a été présentée m’a intriguée. J’étais curieuse de voir comment un projet d’une telle ampleur allait pouvoir se concrétiser.

Lors de votre première visite, avez-vous ressenti quelque chose de particulier ?

Sur place, j’ai été frappée par l’envergure du lieu et son architecture. Son histoire m’a aussi fait une forte impression. J’en ai découvert toutes les facettes et j’ai essayé de me projeter dans le passé, dans la bibliothèque par exemple, même s’il n’y avait plus aucun livre. J’ai ressenti beaucoup d’émotions dans le cloître, j’avais une impression d’aspiration et d’infini, de quelque chose qui amène vers plus grand que soi. C’était de l’ordre du spirituel.

L’intuition que vous aviez partagée il y a 10 ans était que, dans un monde qui tendait à se fracturer, nous allions avoir besoin de lieux patrimoniaux enracinés mais tournés vers l’avenir ; que La Chartreuse de Neuville pouvait devenir le début d’une chaine de lieux patrimoniaux reliés entre eux, décloisonnant les acteurs de terrain publics, privés et associatifs, les reliant et relayant leurs propositions à des institutions ou des dirigeants nationaux ou supranationaux. Maintenant que les travaux de restauration de la Chartreuse de Neuville ont bien avancé ainsi que sa mission de laboratoire d’innovation sociétale, pensez-vous que les conditions sont désormais réunies pour suivre l’intuition que vous aviez eue ?

Je suis heureuse et fière de voir ce qui a été réalisé. Cela ne démontre pas seulement la force d’une idée mais aussi la persévérance d’un groupe de personnes qui s’est donné comme mission d’accomplir l’impossible. La Chartreuse est devenue un pôle d’intégration sociale et culturelle, entrepreneurial et associatif à un moment où nous avons tous besoin de retrouver nos racines. La réussite de cette vision peut motiver et inspirer d’autres acteurs à s’engager dans une coopération publique-privée pour restaurer un ancien site, et ceci pas seulement comme monument historique, mais comme lieu de rencontre et d’innovation sociétale. Si on pouvait lier tous ces lieux dans un réseau pan-européen, cela pourrait vraiment devenir une grande force pour l’identité et la solidarité européenne.

En d’autres termes, pensez-vous que des lieux patrimoniaux qui associent une vocation sociétale contemporaine à un patrimoine peuvent contribuer à améliorer l’état du monde ? Si oui, comment ?

Le monde de demain va être influencé et caractérisé par les nouvelles technologies, notamment par l’intelligence artificielle. Il sera donc plus que jamais nécessaire de renforcer les racines culturelles et de mettre l’accent sur la dimension humaine de toute chose.

Est-ce que vous voyez l’histoire, les lieux chargés d’histoire et les relations humaines qui s’y jouent comme un rempart à l’IA notamment ?

Dans l’histoire contemporaine, il y a eu la révolution industrielle puis l’ère digitale et maintenant l’intelligence artificielle. Je ne pense pas qu’il y ait une opposition mais une nécessité d’adaptation et de réconciliation entre héritage et avenir.

Vous qui œuvrez depuis des années à améliorer le monde par le dialogue constructif, qu’est-ce qui peut amener des personnes d’horizons très différents ou en désaccord à se parler ? Des lieux chargés d’histoire peuvent-ils influer sur la manière dont les personnes dialoguent ?

Aujourd’hui, il y a une grande diversité dans les idées politiques, économiques, sociales et culturelles. Nous devrions comprendre ce monde avec ses multiples facettes, non pas comme une source de menaces mais comme un enrichissement. Pour cela, il faut une ouverture au dialogue respectueux et responsable. Il va de soi que des lieux comme La Chartreuse de Neuville, qui sont inspirés par leur histoire et incarnent le temps long, sont propices à la sérénité et au dialogue.

La Chartreuse de Neuville approfondit les enjeux sociétaux qu’elle adresse par 4 regards : patrimonial, artistique, citoyen et expert. En quoi ces regards sont-ils complémentaires selon vous ?

Ces différents regards sont complémentaires. Les grands problèmes ne peuvent pas être résolus en regardant un seul aspect du monde d’aujourd’hui et de demain mais seulement en intégrant tous les facteurs et tous les acteurs : politique, économique, culturel, citoyen et d’expert. Clairement, nous avons besoin de tous, et surtout d’ouvrir au maximum notre esprit à ces différentes dimensions et composantes d’une société pour éviter les cloisonnements improductifs.

Vous avez déclaré récemment :  “When culture intertwines with social engagement, it transforms into a dynamic force. It breaks barriers, builds bridges and ignites a sense of community and belonging” ; est-ce qu’on peut dire la même chose de lieux comme La Chartreuse de Neuville ou est-ce avant tout les personnes, hommes et femmes, qui donnent l’impulsion ?

L’homme et le lieu sont interdépendants. L’esprit du lieu et la créativité humaine inspirent la réflexion et donnent des impulsions. C’est ce que j’ai ressenti en venant à La Chartreuse de Neuville, cette impression d’un lieu où l’on peut construire ensemble. On peut créer ces lieux mais parfois ils existent déjà !

Vous qui, au travers de vos engagements, soutenez à la fois les entrepreneurs sociaux initiateurs de nouveaux usages et modèles, et l’importance de la coopération publics-privés pour relever les défis sociétaux, quels arguments donneriez-vous à des investisseurs pour les attirer sur des projets d’innovation sociétale au sein de grands patrimoines comme La Chartreuse de Neuville, des projets de temps long dans un monde toujours plus rapide ?

Pour des projets comme La Chartreuse de Neuville une coopération entre des entités étatiques, la philanthropie et l’entreprenariat d’innovation est primordiale et ceci dans le but commun de créer un impact social à long terme.

Toute coopération est un équilibre délicat à trouver, avec des acteurs qui n’ont pas toujours les mêmes intérêts. Comment les amener à aller au-delà de leurs stricts intérêts, vers un intérêt supérieur ? 

C’est exactement ce que nous avons fait toute notre vie avec le World Economic Forum et c’est notre « belief », notre conviction. Nous essayons toujours de réunir les gens sur des sujets communs mais avec des horizons, des approches ou des solutions différentes. De manière plus universelle, nous avons organisé beaucoup de conférences sur la paix où des personnes avec des vues opposées se trouvaient réunies à la même table. Un premier ministre d’un pays m’a dit un jour que, si on ne connaît pas son ennemi, on est sûr d’aller à la guerre. A Davos, nous avons forcé des gens à se mettre ensemble pour dialoguer ; pour préparer ce genre de rencontres, il est vital de chercher d’abord les intérêts communs, les terrains d’entente à même d’amorcer un dialogue constructif, puis d’aplanir un peu les points de désaccord. C’est une démarche patiente de petits pas.

Quelle est la clé pour vous de modèles pérennes, en plus de la coopération privé/public ?

Je crois qu’il ne faut pas nécessairement se focaliser sur un modèle mais plutôt sur sa souplesse, son évolution et son enrichissement avec l’apport de contributions et de regards  très différents.

Si vous reveniez dans 10 ans à La Chartreuse de Neuville, que rêveriez-vous d’y voir ?

Je vois un endroit avec un rayonnement européen – et même au-delà – basé sur une force positive pour créer un monde plus équitable, plus solidaire et plus durable.

Quels y seraient les sujets débattus ?

Ce seraient des enjeux d’avenir, de prospective. Aujourd’hui, nous parlons d’une société qui vieillit, des défis que la jeunesse doit relever pour s’inventer un avenir durable, des risques de fractures sociales… Demain comme aujourd’hui, ce qui est important, c’est d’aborder les sujets qui divisent dans une approche d’apaisement. La paix est un grand mot, à utiliser avec prudence et humilité. Il y a tant de petits pas à accomplir pour avoir une société plus harmonieuse que maintenant, avec moins d’égoïsmes et de polarisations. Je compte beaucoup sur le dialogue, aujourd’hui et demain.

Quels sont les sujets d’entreprenariat social qui vous mobilisent le plus aujourd’hui et  restez-vous profondément optimiste pour l’avenir ?

Nous avons fait beaucoup de choses avec l’entreprenariat social, avec des progrès importants sur la santé ou l’éducation dans le monde. Mais nous sommes très axés aujourd’hui sur le changement de système, le « system change » est devenu notre maître mot, au-delà de la résolution, bien sûr nécessaire, des problèmes. Dans ce sens-là, je suis optimiste, pas tous les jours bien sûr, mais je fais le choix de l’optimisme car je vois tellement de choses changer pour le mieux et tellement de personnes qui se battent avec conviction et foi en l’avenir.

Propos recueillis par Nathalie Cuvelier

* En 2013, le thème des Rencontres était : « Comment donner du sens, dialoguer, engager les volontés et les compétences au service d’innovations sociétales pérennes ? », en 2015, le thème était « Comprendre pour agir ensemble ? Croissance inclusive et 4ème révolution technologique », deux questionnements au cœur des réflexions d’Hilde Schwab.