Avec 60 ans d’expérience, plus de 750 personnes accompagnées dans leur parcours de vie, 13 établissements et services spécialisés et 400 salariés, l’Afapei du Calaisis répond aux besoins de toute personne en situation de handicap, notamment intellectuel, et/ou en souffrance mentale, psychique, issue du spectre autistique ou de lésions cérébrales suite à un accident. Marie Meurisse-Trouille est directrice projets-recherche de cette association militante ancrée sur le territoire pour promouvoir les droits des personnes handicapées et de leur famille, faire évoluer les mentalités sur le handicap et œuvrer à une société propice au mieux vivre ensemble, dans le respect des singularités de chaque citoyen.

Comment est née l’Afapei du Calaisis ?

C’est une association de parents et d’amis de personnes en situation de handicap mental. Nous adhérons au mouvement parental “Les Papillons Blancs », porté au niveau national par l’Unapei, mais nous avons notre propre gouvernance et autonomie d’action sur le Calaisis. Le mouvement est issu de parents qui n’avaient pas les réponses adaptées aux besoins de leur enfant, jeune ou adulte en situation de handicap. Ils voyaient bien que l’école et le monde du travail, tels qu’ils étaient pensés dans les années 60, n’étaient pas du tout adaptés à leurs enfants. Ils ont alerté l’État qui leur a confié la gestion d’établissements et/ou de services spécialisés. Ainsi, s’organisait la solidarité nationale : des parents créaient les solutions adaptées aux besoins de leurs enfants. Le mouvement est né aussi avec cette idée que les parents étaient les mieux placés pour connaître ces besoins.

Comment ce mouvement a-t-il évolué ?

L ‘offre de solutions en réponse aux besoins des personnes handicapées et de leur famille s’est diversifiée avec le temps et couvre désormais tous les âges de la vie. Ce qui a évolué aussi, c’est le regard porté sur les personnes en situation de handicap, axé davantage sur leur potentiel, leurs compétences, leurs droits, leur citoyenneté et non plus sur leurs incapacités à être et/ou faire. On reconnaît en elles des personnes à la fois ordinaires, avec les mêmes droits que tout un chacun, et singulières, avec l’ouverture de droits spécifiques dont, principalement, le droit à la compensation de leur handicap depuis la loi de février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. Par ailleurs, le regard a aussi changé avec de meilleures appréciation et compréhension de ce qu’est le handicap. Avant, le handicap, se déterminait par les déficiences de la personne ; il s’inscrivait dans la personne. Progressivement, est apparue une approche plus environnementale du handicap avec l’idée que les personnes concernées évoluent dans un environnement qui les place en situation de handicap (par exemple par un manque d’accessibilité des lieux de vie) et les renvoie de fait à une forme d’incapacité.

Quels sont vos principaux axes d’accompagnement ?

Nous accueillons des personnes en situation de handicap sur tous les âges de la vie : parfois bébés ou en fin de vie, sans âge limite, avec ou sans notification de la MDPH (Maison Départementale des Personnes Handicapées). Leur accompagnement se fait sous différentes modalités en fonction de leurs besoins et attentes, croisés à ceux de leur famille (1). On peut leur proposer de l’accompagnement à domicile (2) mais aussi leur permettre d’habiter quelque part, en dehors de la famille, en foyer d’hébergement accessible aux personnes qui travaillent en ESAT (établissements et Services d’Aide par le Travail), en EHPAH (établissement d’hébergement pour personnes âgées handicapées), pour les plus âgés, en foyer de vie ou en foyer médicalisé. Dernièrement, l’Afapei du Calaisis a été autorisée à 10 nouvelles places de Maison d’Accueil Spécialisée, inédites sur le territoire.

Nous travaillons aussi sur le projet d’ouvrir une résidence “Habitat accompagné”, c’est à dire des logements inclusifs, au cœur de la ville de Calais. Là, la personne accède à un logement de droit commun en payant un loyer et mutualise avec les autres habitants les moyens d’une prestation adaptée à sa situation (3). Nous accompagnons chaque personne avec l’objectif qu’elle puisse se réaliser, en valorisant son utilité sociale, sous formes d’ateliers en journée qui puissent être rémunérés (comme c’est le cas en ESAT ou à l’entreprise adaptée) ou non (au CAJ Les mésanges et au SAT Horizon, par exemples). L’accompagnement à la santé est transversal à l’ensemble de nos établissements et services même s’il recouvre des réalités bien différentes dans chacun d’entre eux. Nous militons enfin pour une scolarisation et formation (pré-)professionnelle inclusive et adaptée.

Comment s’est traduit, sur le terrain, cette appréciation différente du handicap que vous évoquiez plus haut ?

Avec l’évolution du regard sur le handicap, nous prêtons plus d’attention encore aux conditions à mettre en œuvre pour offrir un environnement plus propice au développement de la capacité des personnes à agir par elles-mêmes. Les pratiques et postures professionnelles ont évolué en ce sens. Il ne s’agit plus de faire « à la place de » mais de « faire avec », en fonction des besoins et des envies exprimés par la personne et de lui permettre de nouveaux apprentissages. A l’ESAT, on va travailler sur les dispositifs de reconnaissance et validation des acquis et des expériences, à l’instar de ce qui se fait déjà pour les travailleurs sans handicap. L’objectif est bien de faire reconnaître leurs compétences et de les aligner sur une définition et le vocabulaire de l’apprentissage et du monde du travail ordinaire. On travaille pas à pas les passerelles possibles entre l’entreprise adaptée et l’entreprise classique, dans une juste mesure pour les personnes.

« Dans une juste mesure », vous pouvez développer ?

Nous sommes encore frileux sur la notion du « tout inclusif ». Nous n’y sommes pas opposés mais sommes dubitatifs sur les moyens mobilisés, pour que l’inclusion opère de manière satisfaisante et pérenne. De notre point de vue, des progrès sont faits dans notre société pour reconnaître la différence comme une chance de développement et de richesse collective mais dans le monde de l’éducation ou du travail, il reste de nombreux obstacles à une inclusion harmonieuse, encore une fois, juste et bénéfique pour tous. On voudrait absolument éviter que les personnes handicapées se retrouvent forcées au milieu ordinaire qui les mettrait en difficulté et les détournerait de leur envie et de leurs efforts pour faire ce pas là. L’idée n’est pas de les mettre en situation d’échec, face à leur handicap.

Sous le logo de l’Unapei, il est bien écrit pour une société solidaire inclusive…

Bien évidemment et il est important d’avoir cet objectif. Mais il ne doit être atteint ni n’importe comment ni à n’importe quel prix. A l’Afapei du Calaisis, nous défendons plutôt l’idée d’une modularité des réponses, sur toutes les dimensions de l’inclusion. Nous sommes persuadés que la bascule du « tout établissement » au « tout domicile » peut être délétère dans de nombreuses situations. Pour autant, nous travaillons aussi, en partenariat avec l’ARS Hauts de France et le Département, nos financeurs, à ce que des personnes mêmes lourdement handicapées puissent rester dans leur famille dans la mesure où c’est leur choix, consenti par leurs parents. Y travailler aussi dans la durée, avec la responsabilité et l’engagement de pouvoir mettre en place un certain nombre de dispositifs pour accompagner ce choix de vie. Il peut s’agir de mettre en place un service de soin et d’accompagnement renforcé à domicile pour une personne en situation de handicap et de donner la possibilité à ses proches de pouvoir partir quelques jours pendant que la personne est hébergée temporairement dans un établissement, avec une palette de prestations adaptées à ses besoins. Il faudra probablement compter sur une plus grande flexibilité des agréments liés à nos établissements pour faciliter les passerelles entre le domicile et l’établissement. En même temps, il faudra rassurer les familles sur la solidité de ces solutions ; Les familles craignent les dangers d’un mouvement qui s’apparenterait à une forme de précarisation du secteur médico-social. Et puis ne perdons pas de vue que pour des personnes très lourdement handicapées, la vie en institution peut encore avoir tout son sens. D’ailleurs, beaucoup de familles qui n’ont pas de solution d’hébergement demandent à recourir à l’institution. C’est tout le paradoxe…

Et vous-même comment a évolué votre regard ?

Je suis assez passionnée par l’écologie des systèmes. C’est une approche développementale et environnementale qui nous vient du Canada. Cette approche consiste à défendre l’idée qu’une personne est forte de ce qu’elle est mais surtout de l’ensemble des relations et interactions qu’elle a avec son environnement.  Et, cet environnement se constitue à plusieurs niveaux : avec les proches, d’autres personnes fréquentées, dans un système de valeurs et références socio-culturelles, spirituelles et économiques locales, nationales et internationales …Je suis très attachée à observer et mettre en lien tous ces systèmes, pourvu qu’il soit dans l’intérêt général. Certes, nous appartenons au secteur médico-social et nous avons une spécificité dans l’accompagnement des situations de handicap mais je crois que nous l’augmentons en le mettant en résonnance avec les autres dimensions de la vie de tout citoyen. La culture par exemple. J’aime beaucoup ce qui se passe avec les CLEA (4). Permettre à des artistes d’être en résidence dans nos établissements, ça réveille des choses chez tous, y compris les professionnels, des préjugés se lèvent, les lignes bougent, différents secteurs d’activité se rencontrent alors qu’ils n’en ont pas l’habitude. Cela apprend à créer du lien et à croiser et faire évoluer les regards. C’est aussi permettre aux personnes que l’on accompagne d’avoir une vie citoyenne à part entière, de s’épanouir au-delà de l’entre-soi, en décloisonnant les systèmes dans lesquels nous évoluons. En tout cas de s’approcher d’un idéal de participation citoyenne et d’avoir des opportunités de se réaliser, et pas forcément à l’aulne du travail, qui n’est pas la seule valeur de référence…

Et les proches, comment les accompagnez-vous ?

Nous avons développé à l’Afapei du Calaisis des services aux familles pour les orienter, les dépanner au quotidien et leur permettre de se soutenir entre eux. Avec le service Handiloisirs, un proche peut avoir un temps rien qu’à lui pendant que la personne handicapée partage une activité animée par des bénévoles. Le service handisitting propose aux parents des heures de garde à domicile assurées par des étudiants du secteur médico-social ayant fait un stage au sein de l’Afapei et que nous pouvons ainsi leur recommander. On a aussi créé une ligne téléphonique, Service écoute, qui permet aux familles d’être mises en relation avec des parents bénévoles formés à l’écoute mais aussi des pauses café pour les parents entre eux et des réunions d’information collective (gestion de patrimoine, vacances adaptées, prise en charge à l’hôpital…).  Enfin, nous co-animons la plateforme territoriale d’aide aux aidants du Calaisis avec la Maison de l’Autonomie du département et on a développé via cette plateforme un service de soutien psychologique aux aidants…

Quelle est l’inquiétude principale des parents ?

Les parents d’enfants autistes sont inquiets parce qu’il n’y a pas ou pas assez de solutions pour leurs enfants. Au sein de l’IME Le Lutin des bleuets de Calais, des professionnels les accompagnent le plus longtemps possible mais ça peut bloquer d’autres entrées. « Que vont-ils faire à l’âge adulte ? », c’est ça la préoccupation des parents. Nous manquons aussi de solutions pour les personnes avec de lourds handicaps.

Et vous en tant que professionnelle d’un secteur qui évolue ?

J’observe ce qui se joue dans la transformation des ESAT. Dans ce contexte, visant au « tout inclusif », chaque travailleur d’ESAT peut-il raisonnablement envisager sa place, à court terme, dans le milieu du travail ordinaire ? Sous le modèle ESAT, nous arrivions à mettre en situation de travail, avec un accompagnement adapté, des personnes qui étaient ainsi valorisées par leur contribution. La transformation des ESAT interroge sur l’avenir de ces personnes dans le monde du travail. Les parents s’en inquiètent mais les bénéficiaires n’en ont pas encore mesuré l’enjeu. Le propos politique n’a pas été rendu suffisamment accessible pour les bénéficiaires eux-mêmes. Nous vivons dans un monde à deux vitesses où il faut beaucoup plus de temps à nos bénéficiaires pour comprendre les effets d’une politique qui les concerne au premier chef. Ils sont un peu dessaisis du débat. Les parents restent eux dans une logique de protection. Tout est dans ce débat une question de mesure et de juste équilibre dans le processus inclusif comme nous l’avons déjà évoqué.

Et les bénéficiaires, qu’attendent-ils encore ?

Je m’aperçois d’un écueil terrible de ma pensée… j’ai le sentiment que celles que nous accompagnons sont satisfaites des réponses que nous leur apportons. Je parle à leur place mais ce que j’entends encore d’eux très fréquemment, et je crois qu’il faut alors y apporter du crédit, c’est leur perception du regard qui leur est porté. Dans leur propos, c’est vraiment quelque chose qui revient, non sans douleur. Et je pense qu’elles ont, elles-mêmes, un rôle à jouer et qu’elles peuvent être initiatrices de ce changement de regard. Quand la rencontre est permise, par exemple sur le thème de l’accessibilité et on les encourage à venir en parler elles-mêmes, les préjugés tombent. En tout cas, on encourage à une meilleure compréhension de ce que veut dire « vivre avec un handicap et faire avec ». Quand la rencontre est permise, elle appelle à l’humilité, une humilité qui peut contribuer à changer les regards…

Propos recueillis par N. Cuvelier

1)Au travers des différents services de l’association : pôle enfance, pôle occupationnel de jour, pôle foyers de vie, pôle médicalisé, pôle habitat, pôle services et pôle travail adapté
3)Lire l’interview de Jean Ruch sur l’habitat partagé et accompagné : https://lachartreusedeneuville.org/magazine/jean-ruch-oser-penser-differemment-lhabitat/
2)Via les Services d’Éducation Spéciale et de Soins à Domicile (SESSAD) et les Services d’Accompagnement en Milieu Ouvert (SAMO)
3)Le CLEA (Contrat Local d’Éducation Artistique) est un dispositif de sensibilisation à l’art et à la culture à destination du jeune public âgé de 3 à 25 ans et des acteurs éducatifs qui les accompagnent.