Ouverte en octobre 2019, La Maison des Sages de Buc, dans les Yvelines, est une colocation de huit personnes, atteintes de la maladie d’Alzheimer ou d’une maladie apparentée et ne pouvant plus rester chez elle. Accompagnées dans leur vie quotidienne par des auxiliaires de vie présentes 24 heures sur 24, et par leurs proches, elles évoluent dans un environnement adapté, respectueux du rythme de chacun. La mutualisation des moyens et des dépenses permet de rester dans une dynamique de vie « comme à la maison ». Une deuxième maison a ouvert ses portes en 2021, à proximité.  Alain Smagghe, médecin interniste et gériatre à la retraite, baby boomer attaché aux valeurs communautaires, s’implique beaucoup pour promouvoir cette forme de petit habitat solidaire au sein duquel il est bon de mener le plus longtemps possible, et si possible « jusqu’au bout » une vie sociale et familiale normale, avec l’implication d’aidants bienveillants : familles, auxiliaires de vie, bénévoles…

Vous avez œuvré à l’ouverture et au fonctionnement de cette Maison des Sages, quelle est l’origine de cet engagement ?

Les racines de cet engagement sont à trouver dans mon expérience familiale, aux côtés de proches atteints de la maladie d’Alzheimer et qui ont pu rester au domicile jusqu’au bout. En comparant cette expérience personnelle de la maladie et, à titre professionnel, les différents dispositifs de prise en charge de la maladie (hôpital, accueil de jour, Ehpad, et toutes les formes de l’aide et du soin à domicile), je n’ai aucun doute sur les bénéfices de rester chez soi le plus longtemps possible. C’est d’ailleurs souvent le souhait des personnes et des familles. Mais bien sûr, je suis conscient que ce souhait a été respecté pour ma maman et ma sœur aînée parce que plusieurs conditions étaient réunies. Il faut d’abord avoir suffisamment d’argent : l’aide à domicile 24h/24, vite nécessaire quand les personnes sont seules au domicile et sans conjoint assigné à devenir aidant, c’est un coût deux fois supérieur à celui d’un Ehpad. Ensuite, il faut souvent organiser un environnement favorable pour faciliter ce choix du domicile. Dans mon cas, et ce n’est pas une mince affaire, j’avais fait déménager ma maman à proximité de chez moi pour limiter le temps que me prenait chaque petit incident de vie et moins perturber mon activité professionnelle. Enfin, je connaissais parfaitement le réseau médical et hospitalier, j’en faisais partie, j’en avais le langage et j’ai pu ainsi mobiliser le maximum de ressources disponibles à proximité. La conclusion, c’est que le maintien à domicile nécessite de l’argent, un enfant référent pas loin ou un proche à domicile, et un accès à toutes les ressources du système sanitaire et médico-social dans un dédale qui reste compliqué, notamment dans les grandes villes.

Cela vous a donné envie d’inventer une autre forme de domicile pour des personnes qui n’auraient pas toutes ces conditions-là réunies…

Oui, par la voie de la mutualisation des moyens et dans un habitat, une maison commune avec jardin, qui ressemble au domicile. C’est la Maison des Sages. J’ai habité avec beaucoup de bonheur dans un espace communautaire au tout début des années soixante-dix et je crois que cette envie est aussi issue de vieilles idées communautaires de baby-boomers nostalgiques comme moi ! Ensuite, le facteur déclenchant a été un voyage en Allemagne où le modèle était déjà là, sous mes yeux, existant depuis 1995, organisé, viable. En rentrant, je me suis dit qu’il n’y avait pas besoin de réinventer l’eau chaude…

La Maison des Sages n’est pas un établissement médico-social, c’est un habitat ordinaire, accompagné, partagé et inclus dans la cité, HAPI selon l’acronyme proposé par Denis Piveteau. Qu’est-ce qui a rendu possible ce projet ?

C’est une solution qui, jusqu’en 2019, n’avait tout simplement pas le droit légal de se mettre en place en France (1). Si vous vous arrangiez pour mettre huit personnes âgées et en perte d’autonomie dans un habitat, le risque était d’être requalifié en petit établissement médico-social, ce que nous ne voulions pas. C’est la Loi ELAN, sous la pression du Collectif « Habiter Autrement » (2) qui a ouvert les portes de ces nouvelles formes d’habitat en définissant le contexte juridique de l’habitat inclusif, ni habitat ordinaire individuel, ni en aucun cas institution médico-sociale.

Qui porte la Maison des Sages ? Est-ce une association ?

Chaque projet d’habitat inclusif a un montage particulier, qui tient à sa propre histoire. Nous, nous avons d’abord créé un Fonds de dotation qui nous a permis de faire appel à la philanthropie (2) pour récolter des fonds et des subventions avant l’ouverture de la première maison. Avec cet argent, nous avons recruté deux salariés, porteurs du projet et responsables de sa mise en œuvre. Nous avons ensuite trouvé un bailleur, la Foncière sociale Caritas, qui a acheté la maison située à Buc. Aujourd’hui, ça paraît simple : La Foncière possède la maison, le Fonds de dotation la loue au bailleur et lui reverse les loyers des huit colocataires. L’argent de la philanthropie nous a aussi permis de couvrir les travaux de rénovation et de faire baisser le prix du loyer. Quand est apparue, dans le cadre de la loi ELAN, la possibilité d’avoir le financement d’un poste d’animateur de la vie sociale et partagée, il a fallu créer une association Loi 1901 pouvant percevoir de l’argent public. C’est un très bon modèle puisque l’association à laquelle adhèrent les familles reçoit d’une part le salaire de l’animateur et d’autre part reçoit des familles chaque mois les dépenses de la vie quotidienne et gère ce budget. Tout s’est fait en marchant…

Qu’en est-il du financement des auxiliaires de vie qui interviennent 24h/24 à la Maison des Sages ?

Elles sont payées dans le cadre d’un service mandataire, directement par les personnes âgées ou leur famille. Vous avez donc à la Maison des Sages, huit auxiliaires de vie, employées par huit personnes, soit 64 contrats ! Chaque personne âgée a un contrat avec les huit auxiliaires de vie et l’aide apportée par chacune d’entre elles est mise en commun entre tous, à part égale.

Que sous-entend ce « à part égale » ?

Chaque colocataire et leurs proches acceptent l’idée que les auxiliaires de vie sont co-employées par tous, indépendamment du niveau de leur perte d’autonomie. C’est donc dans un esprit de mise en commun des moyens que cela fonctionne. C’est clair que les personnes qui ont besoin de moins d’aide à un moment donné pourraient trouver à redire à ce système mais on leur a bien expliqué qu’au fur et à mesure de l’évolution de la maladie, c’est aussi leur proche qui, à un autre moment, recevra davantage d’aide, financée sur ce même système de répartition. C’est l’application du principe de solidarité…

Quel est le coût moyen pour rejoindre cette forme d’habitat ?

Le coût réel de fonctionnement est à peu près de 4 000€ par mois. Mais les personnes vont avoir des aides possibles : d’abord l’APA à domicile (3), et la plus importante, le crédit d’impôts pour l’emploi des aides à domicile qui peut atteindre 10 000 € par an (4). C’est donc vraiment du cas par cas mais au minimum, pour la maison de Buc, une personne va avoir un reste à charge de 1 850€ par mois (soit un coût comparable à un Ehpad associatif du même territoire), et au maximum 3 000€ pour une personne qui a des ressources financières plus importantes et donc une APA de moindre niveau.

Sur quel facteur pourriez-vous jouer pour rendre encore plus accessibles financièrement ces formes d’habitat ?

Les dépenses de la vie quotidienne et les salaires des auxiliaires de vie (qui vont heureusement légèrement augmenter suite aux négociations post Covid) sont assez incompressibles. La vraie variable pour réduire les coûts, ce serait l’immobilier. La diminution de cette variable immobilière, soit par la philanthropie, soit par l’engagement de l’État (régions, départements, communes), soit par les subventions de l’action sociale des mutuelles et des caisses de retraite est le facteur qui permettra, ou non, l’accessibilité de ces formes d’habitat à des personnes avec des bas revenus (5).

Donnez-vous à voir cette Maison des Sages ?

C’est petit : vous avez une même équipe qui s’occupe de seulement huit personnes. Cela établit une connaissance et un lien entre les personnes que vous n’aurez jamais dans une grosse structure, même si vous y créez de petites unités.  Le fondateur allemand de l’habitat partagé que j’avais rencontré m’avait bien dit : « si tu mets des petites organisations dans une grosse institution, l’esprit de l’institution, avec ses normes, ses recommandations, reprend toujours le dessus sur la petite unité ». Les auxiliaires de vie sont polyvalentes et c’est une idée forte car la professionnalisation peut naître de la polyvalence, à condition de leur en donner les moyens. Elles sont au contact de la personne âgée dans toutes les dimensions de sa vie et elles deviennent les meilleures interprètes de ses besoins quotidiens pour améliorer son confort. L’accompagnement sanitaire s’appuie sur les professionnels de la santé à proximité. Nous faisons donc un gros travail d’inventaire des partenaires pour créer un véritable réseau. Cela veut bien dire que l’on ne peut pas implanter ce genre d’habitat dans un désert d’accompagnement sanitaire et médico-social. Et là, nous sommes confrontés à ce que de nombreux aidants à domicile connaissent : des infirmiers libéraux disponibles mais pas pour de grosses toilettes ou des SSIAD empêchés d’intervenir par manque de personnels… En revanche, nous sommes plus à même de râler quand les services dysfonctionnent.  Et c’est là que l’esprit communautaire intervient pour mobiliser toutes les ressources, y compris le recours aux familles. Pendant la campagne de vaccination, les familles se sont aidées entre elles pour trouver les rendez-vous et assurer les conduites au centre de vaccination.

On parle souvent de projet de vie à l’entrée en Ehpad, qu’est-ce que cela vous inspire ?

Notre projet, c’est de leur permettre de continuer à vivre à peu près normalement, en mobilisant chez eux tout ce qu’il est possible de mobiliser. Les personnes participent à la vie de la maison, en fonction de leurs capacités et de leurs envies. C’est comme une maison familiale, avec des périodes de calme, des périodes au jardin parce qu’il fait beau, des périodes d’ennui parce qu’il pleut… Nous n’imposons aucune activité mais nous essayons de solliciter une participation à la vie de la maison. C’est la définition de la vie ordinaire accompagnée. Maintenant, l’avenir va mettre à l’épreuve notre souhait que les personnes restent jusqu’au bout dans cet habitat. Elles vont aller moins bien, toutes, et comment allons-nous organiser cette évolution dans le cadre d’une grande famille solidaire ? Il va falloir mobiliser de nouvelles ressources, notamment des ressources bénévoles, ce qui nécessite un temps de recrutement, d’encadrement. La Maison du Thil à Beauvais, portée par les Petits Frères des Pauvres, ouverte en 2016, mobilise beaucoup de bénévoles. C’est une étape à organiser ainsi que le rapprochement avec des équipes mobiles de soins palliatifs car ce moment arrivera où nous devrons faire appel à elles. Encore une fois, on apprend en marchant, au pas des colocataires, avec l’expérience des auxiliaires de vie et le soutien des familles…

Avec ces habitats accompagnés, partagés, insérés dans la vie locale (Habitat dit « API »), on ne peut pas encore parler d’alternative à l’Ehpad ?

Non, car leur nombre est insuffisant. Même en Allemagne, avec plus de 4 000 colocations Alzheimer, cela représente au maximum 40 000 personnes concernées (6).  Mais ce qui est important, c’est que la possibilité d’un choix commence à émerger, à budget équivalent. Le chef du pôle gériatrique du CHU de Rennes, le professeur Dominique Somme, a donné une interview dans laquelle il explique comment il voit l’avenir des Ehpad par rapport aux petits habitats de type API. Il anticipe des Ephad beaucoup plus médicalisées de type unité de soins de longue durée pour des pathologies très lourdes et avec un personnel soignant en nombre suffisant et, pour les autres, le modèle de l’habitat ordinaire accompagné le plus longtemps possible, au domicile ou en habitat partagé. Pour lui, il faut arrêter de construire des Ehpad, et renforcer le caractère très médicalisé de type hospitalier de celles qui accueilleront les personnes avec les pathologies les plus avancées et promouvoir l’accompagnement domiciliaire (7) …

Propos recueillis par N. Cuvelier

1)La loi ELAN de 2019 a permis de définir le concept et le cahier des charges de l’habitat inclusif, d’identifier le porteur de l’habitat inclusif et de créer un forfait de financements annuels à destination de ce porteur.
2)Créé en 2012, ce collectif se mobilise pour une politique innovante de l’habitat alternatif et accompagné des personnes âgées.
3) L’allocation personnalisée d’autonomie est donné sous condition d’âge, de niveau de perte d’autonomie et de ressources.
4) Ce crédit d’impôts peut atteindre 10 000€/an pour les personnes titulaires de la carte mobilité handicap.
5) Pour que les gens aient véritablement le choix, Le Collectif « Habiter Autrement » préconise que les subventions à l’immobilier (les Caisses Argic-Arrco, les Régions ou la CNSA subventionnent les projets d’Ehpad associatifs) soient les mêmes pour l’habitat partagé et accompagné.
6) En France, il y a 611 000 personnes en Ehpad selon une étude de la Dress publiée le 2 décembre 2020.
7)Écouter le professeur Dominique Somme répondre aux questions de Ouest France en mars 2021 : https://www.ouest-france.fr/sante/video-il-faut-en-finir-avec-les-ehpad-estime-le-professeur-dominique-somme-20176e89-a78a-4000-80ee-25002a6d761b
Lire aussi l’interview de Jean Ruch, fondateur de Familles Solidaires, qui donne à des particuliers le pouvoir d’agir pour le développement de l’habitat inclusif : https://lachartreusedeneuville.org/magazine/jean-ruch-oser-penser-differemment-lhabitat/