Économiste de la santé, Président-Recteur de l’Université Catholique de Lille de 2003 à 2012 et première femme à accéder à cette fonction en France, depuis Président-Recteur délégué au secteur Santé / Social, Thérèse Lebrun est une femme de réflexion et d’action aux nombreux engagements et aux distinctions à la hauteur de ses accomplissements. Elle a été promue au grade de commandeur de l’ordre national du Mérite le 2 juin 2023. Elle est la principale initiatrice d’Humanicité, un quartier « laboratoire du vivre ensemble » dont l’enjeu est de faciliter la participation active à la vie sociale de publics âgés ou en situation de handicap, et de préparer nos sociétés de demain aux conséquences sociales du vieillissement de la population. 1ère Vice-Présidente de l’Association de La Chartreuse de Neuville, elle apporte sa pierre à l’édifice, comme elle le fait partout où elle s’engage avec, comme ligne de conduite, de servir les autres et la société en contribuant notamment à la construction d’un nouveau vivre ensemble, plus respectueux de tous. « Porter avec les autres le monde qui nous est offert », c’est la voie prise par Thérèse Lebrun et l’exemple qu’elle espère transmettre. Et pour cela, elle pense que des lieux sont nécessaires, des lieux emblématiques pour incarner ce en quoi l’on croit, ce que l’on veut transmettre, au service du bien commun. Témoignage…

Comment avez-vous « rencontré » la Chartreuse de Neuville ?

Je l’ai rencontrée à deux époques différentes de ma vie. Économiste de la santé à l’INSERM, j’ai travaillé en 1982 sur les états végétatifs chroniques à Berck. Jean-Claude Sailly était alors directeur de recherche et il se trouve que sa famille était propriétaire, et l’est encore, de la ferme de la Chartreuse, située dans l’allée qui y mène. C’est ainsi que j’ai découvert pour la première fois l’histoire de l’hospice et de ses résidents, que Jean-Claude Sailly croisait depuis son enfance. Des années plus tard, en 2009, j’ai été invitée à la Chartreuse par Hugues Sibille, alors vice-président du Crédit Coopératif (lire son interview) et avec qui je travaillais sur des projets de partenariat en tant que Président-Recteur de l’Université Catholique de Lille. Je me souviens me dire en conduisant vers la Chartreuse : « mon dieu, on est en janvier, un samedi matin, il neige… qu’est-ce que je fais ici ! ». C’est ma seconde rencontre, cette fois-ci de l’intérieur ; en 1982 elle était encore occupée par les résidents de l’hospice (1). Je me suis retrouvée dans un comité d’orientation puis au conseil d’administration, forte des valeurs et des convictions partagées avec Hugues Sibille déjà très engagé à l’époque sur des sujets comme l’Économie sociale et solidaire.

Quelle intuition avez-vous eue de ce projet, qui vous a donné envie de consacrer de votre temps malgré vos nombreuses autres responsabilités ?

J’ai d’abord fait confiance à l’intuition d’Hugues Sibille pour repérer le potentiel du projet. Ensuite, j’ai vu le lieu et tout de suite apprécié à sa juste valeur le courage d’une association décidée à sauver ce patrimoine. Je suis par ailleurs catholique, l’histoire de saint Bruno (2) fait partie de mon héritage, je crois à la Providence et je me dis que je devais me retrouver à la Chartreuse. J’ai aussi eu le sentiment que je pouvais y être utile, entourée de personnes comme Hugues Sibille. L’Université Catholique de Lille a trois dimensions, comme toute université dans le monde : elle doit former, chercher et servir la société. C’est dans cet esprit que j’accepte, ou pas, ce qui se présente à moi. Il se trouve également que je pose à l’époque la première pierre d’Humanicité (3) dont le projet est né en 2002. Ce projet est emblématique, difficile, parfois décrié – on a pu parler de « l’arlésienne de Thérèse Lebrun » – et pourtant Humanicité sort de terre, à ma plus grande joie et fierté. Dans le projet de la Chartreuse qui m’est présenté, j’ai l’intuition d’y retrouver l’innovation sociétale portée avec conviction par Humanicité.

Enfin, en tant qu’économiste, j’ai la vision d’un monde qui va mal, avec d’abord la crise du pétrole des années 73-76 qui a marqué ma génération et représenté une mutation profonde, à laquelle est venue s’ajouter en 2008 la crise bancaire. Ces effondrements majeurs touchent avant tout les plus précaires et poussent à s’interroger sur de nouveaux modèles économiques comme l’Économie sociale et solidaire. C’est pour cela que l’Université Catholique de Lille qui relève du tiers secteur associatif sans but lucratif s’attache à des projets qui servent l’intérêt général et collectif et, là encore, le projet de la Chartreuse entrait en résonance.

Si la Chartreuse était un animal, quel serait-il et pourquoi ?

Me viennent en tête plusieurs animaux…

Le lion, parce qu’on se bat comme des lions avec des obstacles nombreux comme dans tout grand projet.

La chèvre de Monsieur Seguin, qui se bat jusqu’au bout de la nuit pour réussir ce qu’elle doit réussir et je suis convaincue que la Chartreuse n’aura pas le même destin que cette vaillante chèvre.

Et l’aigle enfin, pour aller plus haut que les difficultés innombrables rencontrées sur le terrain, à l’image d’Antoine Le Ménestrel qui nous invitait à nous élever lors d’un spectacle à la Chartreuse (4).

Quels sont les mots qui vous viennent à l’esprit pour caractériser la Chartreuse de Neuville ?

Innovation sociétale, projet architectural, lien social et diversité des publics…

Quand on réalise que c’est le deuxième plus gros chantier en termes de patrimoine architectural au nord de Paris après celui de Notre-Dame de Paris et le premier en région, on se rend compte de l’ampleur du projet de renaissance. Si on ne sauve pas cette Chartreuse maintenant, on la perdra. Or, c’est un patrimoine historique et culturel emblématique. Et je relie ce projet architectural à l’innovation sociétale et au lien social qui doivent s’incarner dans un lieu. L’Université Catholique de Lille est belle et nous entendons qu’elle le reste car elle est emblématique dans sa ville. C’est dans ce patrimoine que nous faisons vivre nos missions au quotidien. J’ajouterai le mot territoire à ce qui caractérise la Chartreuse. Ayant sillonné le département du Nord pour le Grand Débat (5), j’ai mieux compris les difficultés de certains de ces territoires et l’importance de les revitaliser avec des projets phares.

Avez-vous un souvenir particulier lié à la Chartreuse de Neuville ?

J’ai été marquée par le combat qu’il a fallu mener avec certains acteurs, un combat âpre dans lequel je me suis sentie utile. Aujourd’hui, le projet est beaucoup mieux compris mais, à l’époque, j’ai utilisé qui j’étais, avec mon statut d’universitaire, aux fins d’un projet qui le méritait. Il faut garder en mémoire que peu y croyaient et certains s’y opposaient même frontalement. Évidemment j’ai vécu cette nécessité de rester forte dans l’adversité avec Humanicité. À cette époque, j’ai pu entendre que la Catho n’allait tout de même pas s’arroger le handicap… Bien sûr que ce n’était pas notre intention et c’était une phrase qui n’avait aucun sens. Néanmoins, il a fallu franchir de nombreux obstacles de toute nature et lutter contre des procès d’intention. Bien sûr, il faut dépasser ces difficultés et les combattre, mais le projet en lui-même se développe avec aussi beaucoup d’acteurs positifs et volontaires. Je crois que les projets qui visent le bien commun peuvent aussi avoir des contradicteurs, volontairement ou involontairement, et qu’il faut savoir les défendre sur la durée.

Un espace particulier de la Chartreuse de Neuville ?

Mes souvenirs vont vers la grande tente qui marque à la fois la réhabilitation puisque nous ne pouvons pas disposer des espaces à l’intérieur de l’édifice, mais qui marque aussi que la vie et les activités continuent pendant le chantier. On a vécu là des moments fabuleux, lors de la journée des aidants et toutes les autres Journées des Rencontres annuelles, avec des intervenants très intéressants et des publics diversifiés. Je suis aussi attirée par les jardins et la pelouse où nous avons eu de très belles expositions. Et d’ailleurs j’ai une petite tortue en terre sur mon bureau, souvenir d’une artiste exposée, et j’aime à la regarder quand je travaille.

Que vous inspire le projet aujourd’hui ?

Il m’inspire toujours le même projet emblématique, inscrit dans un lieu et un territoire, pour développer le lien social et l’innovation sociétale, et je me rends compte que l’innovation sociétale est quelque chose de très compliqué. C’est plus facile de faire de l’innovation pédagogique, médicale ou technologique. L’innovation sociétale est beaucoup moins comprise et laisse plus de gens sceptiques. Ce projet, c’est l’administrateur qui parle, m’inspire aussi des craintes parce qu’il ne faudrait pas qu’il y ait une multitude de problèmes supplémentaires. J’ai eu aussi des sueurs froides sur Humanicité en me disant que le projet allait s’arrêter là, incomplet, objet de critiques. Je reste donc positive mais avec cette vigilance sur les possibles obstacles encore à venir. Le projet reste fondamentalement celui auquel j’ai adhéré dès le début et en ce qui concerne la partie hôtelière, elle va encore plus s’ancrer dans ce que veut être le projet. J’ai été marquée en mon temps par des projets comme la Saline d’Arc-et-Senans, le Familistère de Guise, l’abbaye de Fontevraud etc. Ce sont des histoires anciennes, portées par des gens courageux, et ces projets ont abouti, même s’ils ont pu être reconfigurés comme le Familistère de Guise ou la Cité radieuse de Le Corbusier à Marseille. Tous ces projets ont en commun, à des âges différents, de vouloir porter du sens et créer du lien.

Quels enjeux contemporains un lieu comme la Chartreuse de Neuville peut-il adresser ?

Je vais parler des transitions qui me marquent beaucoup. Le projet de Patrick Scauflaire, l’actuel Président-Recteur de notre Université, s’intitule « L’Université Catholique de Lille, une chance au cœur des transitions ». Dans les transitions, bien sûr, il y a la transition écologique dont on parle beaucoup actuellement, mais il y a aussi la transition des modèles économiques, avec la nécessite d’en trouver de nouveaux. Le modèle capitaliste pur est mort, le modèle marxiste également. J’entends par là qu’ils n’ont pas suffisamment contribué au bien commun, notamment vis-à-vis des plus précaires. Pour moi, la transition économique d’une part, et la transition sociétale d’autre part, ce que l’on appelle la socio-économie, vont de pair. Michel Falise (6), qui a été mon maître, disait : « la solidarité sans l’économie est morte car elle n’a pas les moyens ; et l’économie sans la solidarité est morte car elle ne répond pas à une société qui fait sens », et donc on doit relier les deux, le sociétal et l’économique. Pour moi, ces deux aspects s’incarnent dans la Chartreuse et se déclinent avec le lien social, la mixité des publics, l’invention de nouveaux modèles de participation etc. Des déclinaisons que nous portons aussi au sein de nos Living Labs (7).

Imaginez… Vous revenez en 2033 à la Chartreuse de Neuville, décrivez-nous ce que vous voyez, que s’y passe-t-il le jour de votre visite ?

J’y suis pour voir l’impact de publics diversifiés venant chercher, chacun dans leur domaine, des choses différentes à la Chartreuse et se laissant surprendre par les autres publics dont ils découvrent la richesse : des riches et des précaires, des chefs d’entreprises et des artistes, des étudiants et des acteurs du territoire, des politiques et des bénévoles… Je viens y voir cela inscrit dans le lieu, dans les thématiques abordées, inscrit aussi dans des résultats et qu’aujourd’hui on va traduire avec des jeunes que l’on arrive à remettre sur pieds, à travers des chefs d’entreprise qui viennent trouver là un nouveau souffle ou des personnes qui viennent chercher du répit dans ce lieu dépaysant…

À la Chartreuse, il y a deux clochers, celui de l’église qui s’inscrit dans l’intemporalité de la pensée spirituelle ; celui de l’horloge qui rythme le quotidien et le temps des hommes. Dans votre parcours professionnel, vous avez toujours été dans ce balancement entre réflexion et action, c’est votre moteur de vie ?

Gaston Vandecandelaere, qui a été recteur jusqu’en 2003, disait qu’il fallait des prophètes et des laboureurs. Il ajoutait que si Michel Falise, son prédécesseur, avait été un prophète, lui était un laboureur. Je pense qu’on peut être les deux et d’ailleurs Gaston Vandecandelaere n’avait pas oublié d’être prophète, mais c’est vrai qu’il a bien aimé labourer et mettre des tas d’outils bien en place ! J’ai récupéré cet héritage et j’ai souhaité à la fois faire et donner du sens. Bruno Cazin qui a été vice-recteur me disait que je mettais dans le même bocal les gros et les petits cailloux ! Je crois aussi qu’étant une femme, quand je rentre à la maison après de très grosses journées pleines de responsabilités, je reviens à des tâches du quotidien qui me structurent et me ramènent aux réalités du laboureur. Longtemps, je n’ai pas compris l’évangile de Marthe et Marie… Marthe s’affaire et Marie est au pied de Jésus, et je suis comme Marthe agacée de son inaction. Quand nous avons inauguré l’Accueil Marthe et Marie (8) j’ai évoqué dans mon discours cette incompréhension que j’avais de cet évangile, et notre archevêque, Monseigneur Laurent Ulrich, m’a répondu que nous étions tous des Marthe et des Marie, de fait. Je crois qu’il nous faut être à la fois dans la réflexion, la contemplation, la prière pour les chrétiens ou la méditation, et d’autre part dans l’action. J’ai eu un professeur de latin qui aimait répéter : « nous ne savons pas toujours le bien que nous faisons, mais nous savons le mal que nous faisons ». Cette phrase est belle car elle nous invite à faire davantage attention à ce que l’on sème autour de nous. Et je suis toujours émue quand des étudiants viennent vers moi pour me dire que je les ai aidés à trouver leur voie… À la Chartreuse, je trouve que les deux clochers sont emblématiques et qu’ils résument superbement ce qu’est la Chartreuse aujourd’hui, entre un lieu ressource et une fabrique d’expériences.

Quel est pour vous le fil conducteur de votre carrière professionnelle ?

Servir les autres et la société… Cela m’émeut en vous le disant mais je crois vraiment que c’est ce qui me tient à cœur et, d’ailleurs, c’est aussi ce qui m’anime dans ma vie familiale ou amicale.

Quel est l’accomplissement, personnel ou professionnel, dont vous êtes le plus fier ?

Mes enfants, c’est clair, cela passe au-dessus de tout. Professionnellement, c’est ce que j’ai pu faire à la Catho en y arrivant à 16 ans et en la quittant quand j’en aurai 70, si tout se poursuit bien. J’y suis venue tous les jours depuis presque 50 ans et j’y viens encore avec plaisir. Je suis avant toute chose attentive à mes proches, mais c’est l’Université qui m’a permis de rendre ce service à la société en rencontrant sur mon parcours de grands hommes – oui, c’étaient plutôt des hommes – qui m’ont donné ma chance dès l’âge de 20 ans. Mes enfants sont des adultes engagés dans la société, chacun de façon très différente. Ils se sont accomplis comme ils le souhaitaient, avec simplicité, faisant face aussi aux difficultés parfois, et avec humilité. J’ai eu aussi des scrupules, dans ma carrière, à certains moments, à partir à 7 heures du matin pour rentrer à 23 heures, mais la transmission s’est faite, dans le respect profond de nos parcours de vie…

Propos recueillis par Nathalie Cuvelier

1) L’hospice a définitivement fermé ses portes en 1998, les résidents étant répartis sur différents établissements du CHAM.
2) Bruno est le fondateur de l’ordre des Chartreux.
3) Humanicité est un quartier d’innovation citoyenne, laboratoire d’un autre vivre ensemble, initié par l’Université Catholique de Lille.
4) Lors de la première édition du Festival Labora Tori, cet artiste circassien a apprivoisé les murs de l’église pour une danse verticale à couper le souffle.
5) C’est un débat public français lancé le 15 janvier 2019 par le président de la République en réponse au mouvement des Gilets jaunes, permettant à toutes et tous de débattre de questions essentielles pour les Français.
6) Premier recteur laïc de l’Université Catholique de Lille de 1979 à 1991 et jusqu’en 2001 premier président du mouvement Habitat et Humanisme, il sera également élu de la Ville de Lille où il œuvrera pour la démocratie participative et la concertation.
Lire un très beau portrait publié dans L’Hebdo La Vie :
https://www.lavie.fr/actualite/societe/michel-falise-mort-dun-grand-chreacutetien-social-34205.php
7) Les Living Labs permettent à des étudiants, des habitants et des salariés, de travailler sur des projets collectifs d’innovation sociétale, en bénéficiant de l’accompagnement et de l’expertise de l’Université Catholique de Lille :
https://www.univ-catholille.fr/living-labs
8) Situé à l’entrée du quartier Humanicité, l’Accueil Marthe et Marie est une maison d’Église. Celle-ci a pour mission de vivre une présence chrétienne par l’accueil fraternel de tous.