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« Voir la Chartreuse comme vous ne l’avez jamais vue »… C’est la proposition artistique du Teatro Potlach et de son directeur et metteur en scène, Pino di Buduo, dans le cadre de leur projet international Villes invisibles (1). Le Teatro Potlach est situé à Fara Sabina, un village médiéval à une soixantaine de kilomètres de Rome depuis 1976, date à laquelle la municipalité lui a donné une partie d’un ancien monastère à l’abandon pour développer des activités artistiques et culturelles. Le lieu est devenu un laboratoire d’expérimentation théâtrale qui a notamment comme objectif de faire prendre conscience aux habitants de la richesse parfois oubliée de leur patrimoine. En 1991, soucieux d’impliquer les habitants, Pino di Buduo et sa troupe propose la première performance du projet Villes invisibles (2), qui passera les frontières, montée dans différentes villes avant d’être à nouveau à Fara Sabina en 2016 pour une programmation depuis annuelle. Pino di Buduo invite le spectateur à être un sujet actif, un explorateur, un acteur de la dramaturgie.
Le 5 octobre 2024, la Chartreuse va se dévoiler autrement, invitant chacun d’entre nous à entrer dans l’imaginaire du Teatro Potlach. Interview…
C’est un laboratoire théâtral d’expérimentation et de recherche avec la production et diffusion de spectacles et une activité de formation, d’éducation et d’accueil de résidences à Fara Sabina, complété par une activité nationale et internationale de diffusion de projets artistiques interdisciplinaires sur différents thèmes (environnement, architecture, beaux-arts, sciences, littérature, etc.). Nous occupons depuis 48 ans une partie du monastère de Santa Maria del Soccorso qui appartient à la municipalité de Fara Sabina. Cet endroit est très beau, érigé sur les restes d’une ancienne forteresse du début du Moyen Âge (3).
Nous ne payons pas de loyer à la municipalité qui nous a donné ce bâtiment à condition d’en faire un lieu d’activités culturelles pour le village et d’en assurer la maintenance et l’entretien. Nous avons essayé de trouver de l’argent public ou privé pour la rénovation mais sans succès. Nous avons donc décidé de la prendre en charge en gardant l’aspect originel du lieu mais en y apportant du confort et de la chaleur pour les visiteurs et pour les artistes aussi car nous y passons l’essentiel de notre temps. Nous voulons que les personnes qui passent la porte se sentent mieux après leur passage. C’est avec cette intention que nous avons financé les travaux (4) avec l’argent de notre travail, notamment pendant les années 2005/2006 qui ont été des années exceptionnelles en termes de projets.
Il est né d’une nécessité qui correspondait à un questionnement de notre part. Nous étions un laboratoire expérimental de théâtre depuis plus de dix ans, composé d’artistes de différents pays et connu à l’international, mais les 300 habitants de notre magnifique village médiéval ne comprenaient pas ce que nous faisions et ne venaient pas à nos représentations. Nous avions choisi de créer notre théâtre en dehors de Rome pour avoir plus d’espace pour expérimenter de nouveaux formats et toucher des publics plus larges mais les spectateurs venaient de Rome et de grandes villes aux alentours, mais pas de Fara Sabina. Nous avons donc cherché à comprendre cette situation, cette incompréhension et nous avons compris qu’ils allaient voir ce qui leur appartenait et que nous ne les verrions peut-être jamais, ne connaissant pas nous-mêmes ce qui leur appartient. Il fallait donc trouver comment jeter des ponts entre leur culture, leur identité et notre démarche artistique. C’est ainsi qu’est né le projet Villes invisibles. Nous avons d’abord invité la chorale de Fara Sabina, 47 personnes et leur entourage de proches, des comédiens amateurs, des danseurs folkloriques… La première installation de Villes invisibles a eu lieu à Fara Sabina en 1991.
J’étais dans un avion, avec plusieurs livres sous la main, et notamment celui d’Italo Calvino. Mais mes pensées étaient restées à Fara Sabina et je visualisais des rues très particulières du village, avec des cours intérieures, des jardins, des caves… des espaces cachés que vous ne voyez pas de la rue. Et je me suis mis à imaginer que c’était autant de petits archipels, comme à Venise, cette ville que j’aime et où je vais régulièrement depuis mon enfance. C’était un archipel, beaucoup de gens s’y sont réfugiés au cours de l’histoire puis ils ont construit des ponts pour relier chacun des îlots. A la lecture du roman, je me suis demandé ce qu’il y avait de commun à toutes ces villes décrites par Italo Calvino. J’ai trouvé que c’était l’eau, l’eau qui relie et permet de jeter des ponts. J’avais mon thème : l’invisible des villes. J’ai ensuite réfléchi à ce qui était invisible à Fara Sabina et commencé à créer un parcours des espaces invisibles et de la manière de les relier les uns aux autres. Ce roman a été une source d’inspiration pour notre projet qui part d’un lieu et des habitants pour faire naître une performance artistique.
Les lieux sont toujours à l’origine du projet : tout naît du lieu et des personnes qui vont s’impliquer dans le projet. Nous ne savons jamais à l’avance ce qui va prendre forme. L’objectif est d’explorer la mémoire, l’histoire, l’architecture du lieu et, avec les habitants, de révéler une ville jamais vue sous cette forme auparavant. C’était aussi de valoriser tous les talents des habitants, de donner de la valeur à ce qui leur appartient et de permettre la transmission de leurs valeurs et de leur culture aux nouvelles générations. Au sein de la chorale, il y a des jeunes et des personnes âgées, des personnes auxquelles la population peut s’identifier. Les habitants se sentent dès lors concernés, il y a une résonance entre leur vie et la performance artistique, ils rient des mêmes choses que les participants amateurs. A la première de l’installation à Fara Sabina, les habitants sont venus me voir pour me dire qu’ils ne connaissaient pas la plupart des lieux découverts à cette occasion. Ils ont vu le village se transformer de jour en jour, des détails apparaître sur les murs, dans des recoins, grâce aux tissus, aux éclairages, aux couleurs, aux contrastes créés… tout le travail de préparation. Ils n’avaient jamais vu leur village sous les angles que nous avons mis en valeur. L’ordinaire est devenu extraordinaire. Nous avons eu 2000 spectateurs car chaque participant avait mobilisé son entourage. Ils ont été enchantés et ils nous demandent chaque année de refaire le spectacle.
La Chartreuse de Neuville est un lieu fantastique et nous allons proposer de la découvrir autrement, de la mettre en lumière en valorisant son architecture, son histoire, ses aspects matériels et immatériels caractéristiques. Nous allons d’une part impliquer des associations et des artistes du territoire de différentes disciplines artistiques (théâtre, musique, danse, arts visuels…) et, d’autre part, transformer l’habituel en quelque chose d’inhabituel. Les gens vont voir La Chartreuse de Neuville comme ils ne l’ont jamais vue ! Nous allons définir un parcours qui racontera une histoire et associer des habitants et artistes du territoire. Il y aura à certains endroits de magnifiques installations, des mises en lumière originales.
Nous faisons appel à des volontaires parmi les habitants pour participer à notre projet en leur permettant de rester eux-mêmes et de conserver leur identité. Nous donnons à chacun d’entre eux une place singulière mais au sein d’un projet commun et nous formons une équipe. Ils sont volontaires, ils ont envie de participer, de faire partie d’un groupe, de transmettre des choses qui leur tiennent à cœur, c’est donc facile et enrichissant.
En pédagogie, on apprend à l’acteur que la qualité principale, c’est l’observation. Si je viens ici avec une idée préconçue de ce que je vais y faire, je ne découvrirai rien du lieu. Je dois réagir au lieu, me laisser interpeller comme si c’était une personne. Il doit y avoir une connexion, et cela demande d’apprivoiser l’espace, de prendre le temps de s’en approcher, de calmer ses pensées, son agitation intérieure. Je peux observer pendant des heures, en silence. Plus largement, pour un projet Villes Invisibles, nous sommes une quinzaine de personnes car il y a, en amont du travail de création, un gros travail de recherche sur le lieu, sa raison d’être, les choix architecturaux, les différentes époques traversées… Par exemple, et je n’y répondrai pas maintenant, pourquoi avoir conçu une Chartreuse d’une telle ampleur autour de 24 ermitages, occupés par 24 pères ?
Vous voyez Venise avec toutes ces îles et l’eau partout. Le public, c’est l’eau, qui connecte tout et permet de jeter des ponts d’une île à l’autre. J’aime, à la fin d’un spectacle, que les spectateurs, les “explorateurs”, ne soient plus tout à fait les mêmes. La dramaturgie, c’est mettre le spectateur dans un état qui lui permet de voir, de ressentir, d’être réceptif, de modifier son état d’esprit.
J’ai trois lieux qui me viennent à l’esprit. Le premier, c’est l’ermitage, l’endroit où les pères vivaient. Il était pensé pour qu’ils restent en solitude. Personne ne pouvait les voir et ils ne pouvaient voir personne. C’est quelque chose qui me frappe. Cela me fait penser aux artistes : quand nous sommes dans la phase de créativité, nous sommes seuls, face à nous-même, et même si le reste du temps, au sein d’une troupe ou face au public, nous ne sommes jamais seuls. A Fara Sabina, dans notre monastère, nous avons choisi une forme d’isolement, loin de Rome, mais c’est un isolement propice à la création, à la réflexion sur ce que l’on veut partager et transmettre. Le deuxième, c’est l’espace à l’intérieur du cloître avec cet arbre au centre, magnifique. C’est à la fois vide et rempli de quelque chose. Je crois qu’il y aura à cet endroit une belle installation sur le parcours de notre spectacle. Et le troisième, c’est l’église, et notamment les sièges de bois à dossier élevé où s’installaient les pères des deux côtés du chœur d’une église. Leur disposition est faite pour que le regard se porte au centre de l’église, dans une seule direction et cela m’inspire pour la future installation.
Ce sont des contrastes… Mais je dirai rouge car c’est ce que je vois quand je suis dans l’allée du cloître. Et là, j’ajouterai une couleur supplémentaire à l’endroit que je veux mettre en valeur, pour le rendre visible à tous, mais d’une manière inhabituelle. Les couleurs changent la vision et agissent sur nous. Par exemple, le rouge donne de l’énergie mais il doit trouver « sa » place. Pour moi, cette énergie-là est dans le cloître.
Cela dépend du lieu, de l’espace qui va l’accueillir. Si je me projette dans un ermitage, je vois un saxophone, j’entends des notes qui transcrivent la solitude, un son un peu désespéré. Et je continue à réfléchir… C’est quoi la solitude ? C’est le manque et le manque, c’est de l’art. Quand quelque chose vous manque, c’est que vous le désirez. Quand vous êtes dans une recherche de ce que cache le manque, dans une forme de désir pour cette chose qui ne se donne pas à voir, vous êtes dans une démarche artistique. Quand il y a du désir, il y a de la passion. Et le saxo, pour moi, c’est aussi l’instrument pour exprimer la passion. Au moment où je vous parle, dans cet espace, j’imagine un saxo… et un violon.
Le cheval, pour sa puissance, sa beauté.
Pureté… de l’architecture.
C’est une proposition artistique qui dit au spectateur : « arrête-toi de regarder sans voir, attache-toi à voir ce qui t’entoure comme si c’était la première fois… » Je crois que le quotidien rend aveugle, tout comme la présence de l’autre que l’on ne voit plus. L’autre, la chose, doit manquer, ne plus être, pour qu’on ne voit plus que cela, l’absence.
Propos recueillis par Nathalie Cuvelier
1)La représentation aura lieu le 5 octobre, en clôture des célébrations des 700 ans de la fondation de la première Chartreuse.
2)Inspiré du roman poétique d’Italo Calvino sur des villes imaginées par l’auteur. Les villes sont regroupées en différents thèmes : les villes et la mémoire, les villes et le désir, les villes et les signes, les villes et les échanges, les villes et le regard, les villes cachées…
3)En 1600, le cardinal Francesco Barberini réorganise l’ensemble des bâtiments de la forteresse avec d’un côté le monastère de Santa Maria del Soccorso, voulu par la population de Fara Sabina et le monastère consacré des Clarisse ermites.
4)En 2006, le Teatro Potlach a rénové l’ancien monastère avec ses propres fonds pour proposer deux salles de théâtre, une salle multifonctionnelle, une salle de répétition, six bureaux / loges, un jardin avec une petite scène, une cour intérieure, un atelier de couture, des entrepôts, une maison d’hôtes avec une cuisine, 9 chambres et 22 lits.
Découvrir le site : https://www.teatropotlach.org/