Médecin gériatre au Centre Jacques Calvé (1), chef de service de l’unité réadaptation ortho gériatrique/réautonomisation, président du comité éthique de la Fondation Hopale, Thierry Bierla reçoit les patients dans le cadre de la prise en charge du syndrome de fragilité. En tant que médecin, il observe ce qui se joue avec les proches, souvent ancré dans l’histoire familiale et met en garde contre la dérive d’assimiler le don de soi à l’amour.  En tant que citoyen, il interroge une société qui a dans sa devise les mots de Liberté, Égalité, Fraternité mais qui ne se donne pas les moyens d’offrir aux plus vulnérables l’aide dont ils ont besoin sans reporter sur l’entourage des tâches et gestes de soin qui ne sont pas de leur ressort.

Dans quelles circonstances approchez-vous les proches aidants ?

Je reçois des patients qui marchent de moins en moins, chutent souvent, se « racrapotent » comme chantait Brel.  Après une évaluation de leur perte d’autonomie, une hospitalisation de quelques semaines dans le service de rééducation fonctionnelle peut leur être proposée. L’objectif, c’est de leur redonner, en fonction de leur état, la meilleure qualité de vie possible à leur retour au domicile. Ces patients, je les vois très souvent accompagnés par un conjoint ou un enfant. C’est là que je les rencontre, et les conjoints âgés, majoritairement des femmes, sont bien souvent épuisés.

Vous êtes bien placé pour repérer ces proches eux-mêmes à risque du fait de leur investissement, quel message essayez-vous de leur faire passer ?

Je ne cesse de ressasser que, en voulant tout faire pour leur conjoint, ils confondent le rôle et la tâche. Je leur dis qu’ils n’ont pas à laver leur conjoint mais que leur rôle majeur est de veiller à ce que les professionnels du soin accomplissent correctement la tâche pour laquelle ils sont formés et rémunérés. Cette tâche ne doit pas leur retomber sur dessus, parce qu’ils sont là, au domicile. J’entends alors : « mais, vous comprenez Docteur, c’est mon mari quand même… ». Pourtant, leur rôle premier consiste à être le conjoint ou l’enfant, et non le soignant, et ils doivent être entendus dans l’expression de leur droit à n’être pas parfait, malgré l’amour dont ils sont pétris. Être aidant n’est pas une identité et il est impératif de distinguer l’aidant de l’aimant.

Comment réagissent-ils quand vous insistez pour qu’ils s’épaulent sur des professionnels ?

En général, tant qu’ils ne sont pas tombés littéralement à terre, ils ne le veulent pas. Pourtant, je leur propose de monter un plan de soins, d’alerter la Maison de l’Autonomie, de réévaluer leur GIR (2) pour mettre en route des aides supplémentaires à domicile, de faire venir un ergothérapeute… Tout ce qu’il est possible d’activer. Mais ils m’expliquent qu’ils vont y arriver, qu’ils se sont organisés… C’est un moyen poli de dire non.

Comment expliquez-vous ces réticences à accepter l’aide qui leur est pourtant proposée ?

Pour moi, c’est culturel. Sur le territoire, je vois une génération encore assez patriarcale où la femme était au service de l’homme et gérait toute l’intendance autour du domicile et de la santé. Je pense que c’est aussi issu de la tradition catholique, avec une assimilation des épouses à une attitude de type « mater dolorosa ». Les femmes de plus de 75 ans qui accompagnent leurs maris en consultation se sont données corps et âme à eux. Ce lien changera peut-être avec les générations suivantes.

Aidants familiaux, proches aidants, ces aidants dits aussi naturels prodigueraient une aide allant de soi. Cet allant de soi, qu’en pensez-vous ?

Déjà, cet aidant dit naturel ne m’inspire pas grand-chose. Est-ce à dire qu’il y aurait des aidants non naturels, surnaturels, illégitimes ! De ce que je constate dans ma pratique, l’assignation de ce rôle découle souvent de l’histoire de la famille. Quand il y a plusieurs enfants, il y a des histoires différentes, avec des enfants qui peuvent se sentir rejetés, des enfants en rébellion, des enfants qui recherchent encore et toujours l’amour qu’ils n’ont pas eu ou pensent ne pas avoir eu. Ces derniers continuent de se comporter comme le petit enfant sage, gentil, aimant. C’est probablement dans le profil psychologique de l’enfant, de l’enfance, que l’on peut trouver les racines de cet élan ou, au contraire, du refus de cette assignation. Ce sont des dynamiques familiales. Celui qui prend le rôle d’aidant, peut accéder à une position dans la famille ou même renforcer un pouvoir. Mais ça peut-être aussi une sorte de revanche : « tu vois, je suis bien le préféré… ». Ce n’est peut-être pas le cas mais c’est important pour cet aidant, à ce moment de sa vie, de le penser. Les positions dans la famille préexistent par rapport à l’histoire de vie familiale et vous avez ensuite des choses qui s’installent et certaines personnes qui se révèlent par rapport à cette histoire.

On assimile souvent l’aide ou le bénévolat a une forme de don, qui peut aller jusqu’au don de soi. Quels sont pour vous les dangers de ce don qui, pour certains aidants, va jusqu’au don sacrificiel ?

Vous avez dit le danger. Je ne juge pas l’acte du don mais, à mon humble avis et après plus de trente ans d’expérience clinique, « le don pur » n’existe pas et, surtout, il ne peut pas durer car il vide la personne de ce qu’elle est et ne laisse que ce qu’elle donne. Un don recherche toujours un contre don, même s’il est inconscient. Les aidants qui se donnent entièrement ne sont pas rares du tout car ils rattachent ce don à la valeur amour. A mes yeux, le don de soi par amour est un profil psychologique pathologique. Si j’aime ma mère, je me dois à elle jusqu’à la mort. Or qui a dit et où est-il écrit que nous sommes obligés d’aimer nos parents ? Les références de psychiatres et de psychothérapeutes à ce sujet sont nombreuses. On a un devoir de secours et d’assistance mais on n’a pas un devoir de se sacrifier, et encore moins par amour.

 Vous parlez de contre don… pouvez-vous illustrer votre propos ?

Le fait de donner à une personne dans la rue, ça vous fait du bien, c’est ça le contre don. Mais maintenant, pourquoi vous ne vous êtes pas assis à côté de lui pour parler. Peut-être parce que cela vous aurait pris plus de temps et que donner rapidement un euro vous a déjà fait du bien. Mais lui, qu’est-ce qui lui aurait fait du bien ? Pour les aidants, le contre don, c’est que ça leur fait du bien par rapport à l’histoire affective familiale. J’y reviens, mais il faut tout replacer dans le contexte, avec des faits qui peuvent s’être passés il y a 20 ans, 30 ans et qui se sont inscrits dans le cheminement de la famille. Le contre don, c’est assez difficile car arrive un moment où l’aidé, s’il n’accepte pas le don, risque de tout perdre.

Comment aider ces aidants jusqu’au-boutistes ?

La meilleure aide, c’est probablement de les inciter à entamer un travail avec un psychothérapeute pour qu’ils essayent de comprendre que ce n’est pas en se sacrifiant qu’ils vont sauver l’autre. Ce n’est pas en se sacrifiant pour sa mère que l’aidant va retrouver l’amour de cette mère ou en se sacrifiant pour son enfant qu’il va avoir un regard positif ou reconnaissant de ce dernier. Ou alors l’aidant recherche une forme de regard bienveillant de la société mais, alors, qu’est-ce qu’il en attend exactement ?

 Est-ce que vous constatez en consultation des personnes âgées qui sont pris dans le piège d’une relation d’aide où ils n’ont plus leur mot à dire ?

Oui, pas plus tard qu’hier… Une personne âgée en perte d’autonomie, avec une bonne indication d’une prise en charge dans mon unité. Je m’étais entretenu avec son fils sur des aspects pratiques mais je voulais que la décision finale vienne du patient. Il m’a répondu : « bon, si mon fils il a tout dit, c’est que c’est réglé, et je n’ai plus rien à dire… ». Mon rôle est de toujours remettre le patient au centre. Je lui ai donc répondu : « non, c’est vous qui décidez et si vous me dites que vous ne le voulez pas, on n’en parle plus ». Pour finir, le patient a confirmé son hospitalisation et ce mouvement s’inscrit probablement dans leur relation père-fils. Je reviens à la notion de don et contre don : si mon patient n’acceptait pas le don imposé par son fils (qui consistait à tout organiser en vue de son hospitalisation), il n’y avait plus de reconnaissance en contre don et il se retrouvait en plus seul au domicile dans une relation avec son fils abîmée. Je vois également des relations avec une réelle emprise de l’aidant et un silence contrarié de la personne âgée. Après, j’ai aussi vu en consultation des personnes âgées agressives et exprimant très clairement et sans ambiguïté leur ras-le-bol !

Est-ce que cela explique aussi ces réticences à vouloir demander de l’aide extérieure ? Est-ce que cette aide peut être vécue comme une intrusion, quelque chose qui viendrait rompre un équilibre qui n’en est pas forcément un mais qui est installé ?

Je constate parfois que cet équilibre est un château de sable et qu’à la première ou deuxième vague, tout sera par la force des choses remis en question. Le jour où le vaillant, celui qui est présent, s’écroule, il va falloir mobiliser les autres proches. Mais les autres ne sont pas forcément mobilisables. Non seulement cela va créer des problématiques pour la personne âgée qui va se retrouver sans le fonctionnement habituel mais il va falloir mobiliser quelqu’un qui n’en a pas envie ou ne peut pas l’être (parce qu’il vit loin par exemple). C’est parfois dans ce contexte que la personne âgée, prise dans cette recomposition familiale qui ne se passe pas bien, accepte d’être placée en institution. Elle accepte pour « ne pas emmerder son monde » ou pour ne pas trop détruire ce qui l’a été, par la force des choses, avec une situation compliquée au domicile. La personne âgée se « sacrifie » alors pour ne pas détériorer les relations familiales. Combien disent à leurs enfants : « je ne veux pas devenir un fardeau… ».

Les aidants deviennent plus visibles, les media les présentent comme des héros ou comme des victimes, comment l’expliquez-vous ?

Il y a un grand battage médiatique autour des aidants, proches et professionnels, mais pendant ce temps-là, ils ne sont pas ou peu payés. C’est toujours le même principe : à 20h, on frappe dans les casseroles pour dire combien les soignants sont formidables mais on ne leur donne pas plus d’argent, ou par un effet d’annonce. La vraie problématique, c’est qu’il manque de professionnels. Vu le nombre de personnes qui ont besoin d’aidants, s’il y avait assez de professionnels du soin, on n’aurait pas besoin de s’appuyer sur les proches. L’équivalent de cette contribution informelle des proches représente des montants vertigineux. La problématique reste le financement de ces montants pharaoniques. On peut envisager deux modes de financement. Le premier serait une majoration des cotisations, des impôts, des taxes. Par exemple un point de CSG supplémentaire… Ou, et c’est là plutôt ma façon de voir, une redistribution des deniers publics de manière plus équitable, de manière plus éthique.

Comment les professionnels se protègent-ils de ces relations où les affects peuvent prendre le pas ?

Je reste persuadé que l’on ne peut pas bien soigner une personne si on ne l’aime pas. Mais il y a aimer et aimer… On me demande souvent pourquoi j’aime bien ces gens vulnérables. Pourquoi j’aime bien mes petits vieux comme je le dis avec affection ? Peut-être qu’ils me renvoient inconsciemment quelque chose que je cherche depuis mon enfance.  C’est possible… Comment se protéger ?  Je n’en sais rien. On n’est pas soignant par hasard. Personnellement, je sais pourquoi depuis peu, j’ai compris que ce n’était pas gratuit et cela m’aide de mieux comprendre pourquoi. Ce n’est pas pour rien que beaucoup de soignants explosent en plein vol…

Vous présidez le comité éthique de la Fondation Hopale, qu’est-ce que l’éthique peut apporter à l’aidant ?

L’éthique va aider l’aidant à agir de la façon la plus juste. Mais moi j’aimerais poser la question suivante : « ne pas agir peut-il être éthique ? ». Un aidant qui dit : « moi je ne veux pas, je ne peux pas, oui, ça peut être éthique. C’est parce que l’on est parti du principe du don de soi à l’autre, et là j’aime citer Lévinas, « le regard de l’autre que je croise et qui m’interpelle et qui, dans sa dissymétrie, m’impose un « je me dois à lui », ce devoir de non-abandon ». Mais il y a plusieurs façons de ne pas abandonner quelqu’un. Vous pouvez vous jeter à l’eau pour aller sauver quelqu’un en difficulté ou vous pouvez appeler le centre 15 pour faire venir des secours et ne pas risquer de vous noyer vous aussi. Mais encore faut-il une réponse du Centre 15…

Propos recueillis par Nathalie Cuvelier

1)Le centre de rééducation et de réadaptation Jacques Calvé situé à Berck sur mer prend en charge dans un centre hautement spécialisé (360 lits et places) des patients porteurs d’affections neurologiques et orthopédiques.
2) Le Groupe Iso-Ressources correspond au niveau de perte d’autonomie d’une personne âgée. Il est évalué à l’aide de la grille AGGIR. Il existe six GIR : le GIR 1 est le niveau de perte d’autonomie le plus fort et le GIR 6 le plus faible.