Enfant, Sylvie allait joyeusement à la kermesse de l’hospice asile. A 21 ans, elle y retourne pour y travailler et retrouve cette joie mais aussi ceux qui n’étaient pas montrés les jours de kermesse de son enfance. Elle est aujourd’hui éducatrice spécialisée dans un foyer d’accueil médicalisé et elle était toujours au rendez-vous annuel des anciens de l’hospice asile. Dans la joie qui existait dans l’adversité et l’inconfort, « des liens particuliers se sont tissés au fil du temps », et Sylvie d’ajouter « ça a été mes meilleures années de travail », des années d’apprentissage. Témoignage…

Connaissiez-vous l’hospice asile avant d’y travailler ?

Je venais petite à la kermesse de l’hospice. Nous habitions Montreuil, ma mère était commerçante et mon père couvreur et tous les deux véhiculaient beaucoup de bienveillance pour les résidents de l’hospice. On voyait avant tout ce lieu comme un lieu de vie, mais avec des personnes différentes. D’ailleurs, des résidents « montaient à Montreuil » comme on disait et on les connaissait. Je me souviens d’Alfred qui ne manquait pas une seule foire ; il collectionnait les peluches de Mickey et c’était l’occasion d’en gagner une nouvelle ! Pour revenir à la kermesse, elle avait lieu dans la cour des moines. Je jouais avec les résidents et j’ai le souvenir que c’était très joyeux. J’avais beau être petite, je savais que certains résidents restaient enfermés, qu’on ne les montrait pas. Mais ça ne me faisait pas peur. A l’âge de 21 ans, j’y suis retournée comme agent de service hospitalier. C’était en 1993. La veille de mon arrivée, j’ai fait des cauchemars comme je n’en avais jamais faits. Ce sont probablement tous les non-dits sur ces gens invisibles, cachés, qui sont remontés d’un seul coup cette nuit-là. Et dès le premier jour, j’ai vu un résident avec un visage très déformé qui avait posé sa main sur mon épaule mais, après l’effet de surprise, j’ai senti que ça allait le faire, que j’allais tenir. Les cauchemars m’avaient préparée. C’était courant que des personnes viennent pour y travailler et ne restent pas. Et aujourd’hui encore, sur mon lieu de travail, je sais assez vite dire si les stagiaires vont tenir ou pas.

Donnez-nous à voir cet hospice ?

L’hospice était divisé en secteurs. Je n’ai été au contact des cas lourds qu’au bout de six mois. C’étaient des polyhandicapés et certains étaient attachés. Parmi eux, certains criaient. Ceux-là étaient cloitrés et il s’agissait de ceux qu’on ne montrait pas quand j’étais petite. Vu de notre époque, on était probablement dans la maltraitance mais c’était plus de la maltraitance institutionnelle par manque de moyens, de personnels et de confort. C’est vrai que les patients vivaient les uns sur les autres et il y avait peu d’intimité. Mais malgré les conditions difficiles, il y avait de la bienveillance dans toute cette adversité. Il restait bien encore 300 résidents à l’époque. Professionnellement, ça a été mes meilleures années de travail. Il y avait une ambiance que je n’ai plus connue après. On était là pour les résidents et on bénéficiait d’une certaine autonomie d’action. Il y avait moins de contraintes règlementaires et beaucoup moins de contraintes administratives. Je me souviens des fêtes de Noël dans le grand réfectoire. Personnels et malades étaient dans la même dynamique de fête. Le personnel dormait peu ou pas cette nuit-là et le lendemain on était à nos postes de travail. On ne comptait pas nos heures car on vivait des choses tous ensemble.  Il y avait une vraie ambiance familiale et beaucoup de joie même si c’était dur parfois.

Quelles relations aviez-vous avec les résidents les plus isolés dans la maladie ?

On essayait de trouver ce qui pouvait les faire sourire. J’ai vraiment appris là que, quand on pense qu’il n’y a plus rien à faire pour eux, il faut continuer à chercher. Je me souviens d’André qu’on attachait sur son fauteuil car sinon il marchait partout à quatre pattes. Un jour, je lui ai donné des crayons de couleurs et il s’est mis à dessiner, sans perturber personne. La différence ne m’a jamais fait peur et l’approche d’humanitude, dont on ne parlait pas à l’époque, je l’ai appris à la Chartreuse. C’est là que j’ai su que je ne voulais pas être que dans le soin mais plutôt dans l’éducatif pour les aider à apprendre comment faire des choses par eux-mêmes. Je suis par la suite devenue aide médico psychologique puis éducatrice spécialisée. Bien sûr, la communication n’est pas toujours facile. On ne comprend pas tout, on interprète au mieux. Et si on ne comprend pas du tout, la personne le fait savoir, autrement. J’ai beaucoup appris et je continue à apprendre, notamment sur l’écoute visuelle, tout ce qui se dit sans les mots.

Certains résidents travaillaient-ils ?

Avant, il y avait des résidents qui s’occupaient des malades. Marie-Rose, que j’ai connue, avait beaucoup aidé. Mais, dans les dernières années, il y avait davantage de personnels. Certains donnaient un coup de main au jardin ou en cuisine. Ils allaient au café à Neuville, chez Manu, avec leur petit pécule. Mais ils n’étaient plus si nombreux à pouvoir le faire.

Comment ont-ils vécu la fin de cette période ?

A la fermeture de l’hospice asile en 1996, ils ont été dispersés à Berck, Montreuil et Campagne-les-Hesdin. Certains y avaient vécu plus de quarante ans. Il y avait une crèche où ils étaient arrivés très jeunes. Partir vers l’inconnu et laisser derrière soi une partie de sa vie, ça a été très dur pour eux. Il y a eu des baisses de moral importantes. En même temps, certains sont restés ensemble, à partager leurs souvenirs. D’ailleurs, quand ils reviennent à la Chartreuse, il y a ce besoin de retrouver leur « chez eux ». Ils éprouvent alors une forme d’émerveillement. Quand ils ont été pris en photo par Denis Félix pour l’exposition des anciens de l’hospice asile, ils se sont positionnés dans des lieux bien précis de leur Chartreuse. Ils étaient extrêmement fiers. Même ceux qui n’ont pas vécu à la Chartreuse veulent connaître l’endroit. La quiétude du lieu les impressionne. La plupart des résidents avaient été abandonnés par leur famille, souvent parce qu’ils étaient violents ou avaient des comportements déplacés. Mais on a pu retrouver des familles. L’une d’entre elles est même devenue très présente et attentionnée. J’ai passé trente ans auprès d’une dizaine des résidents. Des liens particuliers se sont tissés au fil du temps. Quand ceux de la Chartreuse meurent, c’est douloureux… c’est le poids des années et l’expérience de vie partagée.

Propos recueillis par Nathalie Cuvelier

Crédit photo : Denis Félix