« J’aime dire que l’on aide les personnes à rester et se sentir le plus longtemps possible chez elle et non dans la maison des passages et du soin. On connaît la forte interdépendance entre la qualité de vie de l’aidant et celle de l’aidé. » Olivier Frezet est directeur du dispositif DomCare Aidance, Dépendance, Autonomie (1). Ce service intervient au domicile pour identifier des situations d’aidance et anticiper des ruptures de parcours de vie. « Dans la majorité des interventions, l’aidant est épuisé, et il arrive que ce soit la première cause d’hospitalisation en urgence de la personne aidée. » Créées en 2014, les deux équipes légères du dispositif DomCare sont intervenues dans plus de 1100 situations au domicile sur la métropole bordelaise. Elles s’inscrivent dans une action de prévention (2) pour apporter une aide en amont de toute prise en charge ou une aide ponctuelle d’urgence en ce qui concerne l’équipe Urgence nuit. « Je pense que l’on a une mission de service publique à des moments charnière où il n’y a pas suffisamment de liens et de passerelles. » Témoignage d’un acteur de terrain engagé qui aime dire qu’il a « trente ans de boutique » et qu’il ne supporte pas que l’on fasse attendre quelqu’un, surtout quand il est en souffrance…

Présentez-nous ces deux équipes, l’équipe Urgence Nuit et l’équipe de Soutien aux Aidants à Domicile, pivots du dispositif Domcare ?

L’équipe urgence nuit est une passerelle entre l’hôpital et le domicile. Elle permet un retour sécurisé des personnes âgées après un séjour aux urgences, avec la présence de nuit d’un binôme infirmier aide-soignant. Le lendemain un autre binôme Infirmier aide-soignant intervient : prévient immédiatement le médecin généraliste, effectue les soins et recherche un relais présent sur le territoire. L ‘équipe de soutien aux aidants est à l’écoute du proche ; composée d’un technicien coordinateur de l’aide psycho-sociale à l’aidant (3), d’une assistante sociale, d’une psychologue et d’un ergothérapeute. Au bout de 7 ans, on s’est rendu compte qu’environ 50% des situations vécues par l’équipe urgence nuit ont été transmises à l’équipe de soutien aux aidants pour évaluer la situation au domicile. Au cœur du dispositif se trouve le technicien coordinateur qui donne une place à l’entourage, dans des situations de vie aussi diverses que complexes, toutes uniques. Il dialogue avec les professionnels et leur apporte un éclairage sur le contexte de vie des personnes. Il devient un interlocuteur privilégié, référent dans le temps, toujours en lien avec les autres professionnels de la santé, médecin généraliste, infirmier, pharmacien, kiné… qui sont eux aussi bien placés pour détecter les fragilités et risques de rupture du couple aidé/aidant. Assurer un accompagnement psycho-social, harmoniser la relation aidant /aidé en lien avec les autres intervenants, limiter au maximum les hospitalisations de l’aidé ou de l’aidant, c’est la raison d’être de ces deux équipes.

Vous êtes très impliqué sur ce dispositif, qu’est-ce qui dans votre parcours professionnel vous a amené à militer pour l’accompagnement psycho social ?

Ma première expérience professionnelle est celle d’assistant de service social. J’ai exercé au sein de l’hôpital de la MSPB Bagatelle puis au sein du service d’hospitalisation à domicile. J’ai incorporé cette mission d’être présent auprès de l’autre, que ce soit la personne en situation de dépendance ou malade ou celui qui se tient à ses côtés, au moment où cette présence compte. C’est un vrai binôme mais ce sont deux trajectoires de vie distinctes à prendre en compte, qui ne seront pas toujours forcément parallèles. Permettre à chacun dans le couple de se repositionner en fonction de ses capacités, de ses désirs, dans une prise de conscience comprise et acceptée, c’est à cela que doit mener cet accompagnement et mes trente ans de boutique m’en ont convaincu.

Vous parlez d’aidance, DomCare-Aidance, que mettez-vous sous ce terme ?

L’aidant actuellement, on en parle mais on le stigmatise : « il est épuisé, il a besoin de répit … ». Moi, plutôt que de parler de l’aidant, je préfère parler d’aidance (3), une notion qui englobe celui qui est aidé, ne l’oublions pas, celui qui aide, deux trajectoires de vie qui ne doivent pas s’interrompre, le lien qui les unit, la forme et les moyens de l’aide, les différents acteurs qu’elle met en jeu. L’aidance, c’est proposer un accompagnement au sens large à des personnes dont les liens intimes et sociaux sont très fragilisés à un moment charnière de leur vie. Je parle aussi souvent de reliance, ce sont tous les liens que l’on est amené à vivre et j’aime rappeler que l’on ne vit, tout un chacun, que par nos liens d’interdépendance. On est tous potentiellement des aidants et toute notre vie on alterne entre être aidé et aidant. Pourquoi ? Parce qu’on naît du verbe naître et on est du verbe être dépendant toute sa vie. On le sait, les êtres humains sont des sujets constitués par des relations affectives et sociales, qui ne peuvent pas se réduire à des corps malades ou à des corps aidants. D’ailleurs, ce qui ressort du plaidoyer du Collectif « Je t’aide », c’est la nécessaire prévention de l’isolement de l’aidant. Quand on parle de l’aide aux aidants, est-ce que l’on parle d’une seule personne ou d’une dyade et de tout ce qui se joue dans la société. L’aidance se nourrit de plusieurs débats au cœur de la société actuelle, en priorité la solidarité, je dirais même la fraternité avec ses composantes, notamment l’entraide et la coopération.

Le système de santé se décharge-t-il trop sur la sphère familiale alors que nos modes de vie compliquent l’exercice de la solidarité familiale ?

C’est évident qu’une partie des aidants familiaux assurent gratuitement des actes professionnels. On compte sur leur présence pour nous permettre de remplir nos missions par rapport à l’aidé. L’aidant porte la coordination de tous les intervenants, on s’appuie sur lui, on compte sur sa disponibilité à tout moment… Or, il est important de rappeler qu’un SSIAD a pour mission le soin, la coordination et la prévention. Il ne faut pas se voiler la face sur cette réalité qui font d’eux une main d’œuvre intéressante, si l’on peut le dire ainsi. En revanche, sur nos modes de fonctionnement et nos modes vie et le soi-disant délitement des liens familiaux, on a vu, à l’occasion de la crise sanitaire, que la solidarité aussi bien dans la société que dans les familles était toujours présente. Je vais prendre l’exemple d’une association, Vivre Avec (4), qui facilite la cohabitation intergénérationnelle et solidaire à Bordeaux depuis 2004. Beaucoup de personnes âgées et de jeunes ont voulu poursuivre l’aventure de cohabiter, malgré la crise sanitaire. Ce moment de crise nous a montré que les gens restent liés les uns aux autres dans un mouvement naturel et généreux et c’est rassurant. C’est dans les moments de rupture que l’on se raccroche à des choses fondamentales comme l’entraide…

Présentez-nous les spécificités du dispositif Domcare ?

La rapidité, avec une équipe de nuit qui se retrouve en 1h aux urgences auprès de la personne hospitalisée et accompagne si nécessaire le retour de nuit et une équipe de soutien aux aidants qui intervient au domicile dans les 24/48h.

La présence, la proximité : on ne fonctionne pas par dossier, on va à domicile pour écouter les besoins, voir l’environnement de vie, réfléchir avec les personnes à leur situation de demain, on parle avec les professionnels, on établit un lien de confiance.

L’action : si vous détectez une situation de fragilité mais que vous n’avez pas de professionnels prêts à intervenir rapidement, le dispositif n’en est pas un…

La coopération : on s’appuie et on draine vers l’ensemble des parties prenantes du territoire. Je pense que l’on a une mission de service publique à des moments où il n’y a pas suffisamment de liens et de passerelles.

L’équipe de soutien aux aidants est avant tout présente sur le terrain pour faire du lien ?

Quand on entre dans la dépendance, on entre dans un monde avec des codes et des langages spécifiques. Et si vous n’avez pas ces clés de compréhension, vous êtes perdus. Cette équipe de soutien, ce sont des aiguilleurs pour tracer le chemin potentiel que voudront, ou pas, prendre les personnes. L’équipe de soutien aux aidants est une passerelle dans le dédale des solutions et aides administratives et financières possibles et surtout une passerelle entre les mondes sanitaire, médico-social et social. Qui dit passerelle dit passeur qui dit passeur dit traducteur pour entrer dans ce monde fait de codes et de langage. On aura beau dire « il faut être acteur de votre vie », vous ne pouvez pas l’être si vous n’en avez pas les clés.  A ce titre, on est vraiment dans du travail social. L’objectif d’une intervention sociale c’est d’évaluer, d’être présent au moment nécessaire et de s’effacer quand ce n’est plus nécessaire. Mais nos équipes restent référente dans le temps et si une personne revient vers nous dans un moment à nouveau compliqué pour elle, nous connaissons son histoire, son environnement. C’est d’ailleurs particulièrement le rôle de l’équipe urgence nuit de détecter des situations de vie au domicile qui nécessitent une proposition de soutien côté aidant. L’équipe de nuit transmet à l’équipe de soutien aux aidants qui intervient ou transmettra à son tour en fonction des besoins vers des partenaires relais sur le territoire. Le but de l’action, ce n’est pas de suivre une situation pour la suivre, mais d’être là au moment charnière et avant que la situation ne devienne critique. Nous ne sommes pas là pour vendre des prestations et les équipes s’effacent dès que cela est possible pour que la personne continue à vivre SA vie, comme elle l’entend, avec les relais qu’elle aura mis en place avec notre aide.

Après 7 ans d’existence du dispositif, comment fait-on pour éviter qu’une situation de vie bascule au domicile ?

Pour moi, c’est en étant présent le plus tôt possible auprès de l’aidant pour l’épauler. L’aidant qui consacre plusieurs heures par jour à l’aidé représente la face visible de l’iceberg et nous arrivons souvent dans une situation de détresse installée. Mais il y a tous les autres qui sont, au quotidien, phagocytés par les pensées sur le devenir d’un parent, d’un enfant, d’un frère, d’une sœur… Entre le moment où l’on commence juste à se poser des questions, où apparaît une inquiétude, plutôt confidentielle et diffuse, avec une aide que l’on considère comme naturelle et le moment où tout devient plus compliqué, avec un contexte familial plus tendu, des enfants en désaccord et l’inquiétude qui se focalise sur la personne « à risque », cela peut aller très vite. C’est pour ça que j’insiste sur le triptyque sensibilisation, détection de la fragilité (5), action. Plus on intervient tôt, plus on aide les personnes à se sentir le plus longtemps possible chez elles et non dans la maison des passages et du soin. Habiter, ce n’est pas occuper un logement, c’est se sentir bien chez soi, selon ses propres conditions.

Vous insistez sur la prévention des situations de crise, mais les ruptures de liens arrivent, à un moment ou à un autre ?

Oui, et on les accompagne mieux si on connaît le parcours des personnes. Dans le cas des maladies chroniques, quand la personne malade va mieux, c’est souvent l’aidant qui a du mal à se repositionner sur ce chemin à deux, avec tout ce qu’il a donné et ce qu’il anticipe en vue d’une rechute.  Mais cela peut-être aussi accompagné l’aidant qui a passé la main parce qu’il ne pouvait plus s’occuper de son proche mais qui ne sait plus quoi faire du lien qui les relie…

Quels sont les écueils à éviter ?

Ne pas avoir de posture prédéfinie, et ne pas en projeter. Je veux pouvoir entendre un aidant qui me dit « moi je veux garder la main sur ça » … Tant que l’on n’aura pas un parcours spécifique pour écouter ce que l’autre veut, et surtout ce qu’il ne veut pas, on continuera à arriver à des situations catastrophiques. Et il faut savoir entendre et accompagner un aidant qui dirait « moi, là, je ne peux pas, je ne peux plus, je ne veux pas de ce rôle-là ». Cela éviterait certaines situations au domicile où le proche s’est assigné un rôle et ou l’aidé en souffre.

Comment évaluer les « gains » économiques de cet accompagnement versus son coût ?

C’est relativement facile à évaluer pour l’équipe d’urgence nuit puisque ce sont des nuits d’hospitalisation aux urgences qui sont évitées. Quand on compare le coût d’une nuit aux urgences et le nombre de retours sécurisés la nuit, on fait une économie et on peut le montrer. C’est plus compliqué pour l’équipe de soutien aux aidants car il est difficile de dire ce qui aura pu être évité ou ce qui a été gagné en termes de qualité de vie en raison même de son intervention au bon moment. Je veux que l’on arrive à traiter cette question de la plus-value de notre accompagnement pour l’équilibre de l’aidant et, de ce fait, pour le maintien à domicile. Pour ce faire, nous nous rapprochons d’un centre de recherche INSERM en santé publique et notamment Madame Hélène Amiéva afin de trouver un axe d’entrée. Il faudrait par exemple pouvoir évaluer le rallongement du délai avant une entrée souvent inévitable en Ehpad. Je crois aussi que l’on a tout un travail à faire pour détecter le besoin d’accompagnement le plus en amont possible de situations de détresse, notamment dans le cas des maladies neuro évolutives avec des conjoints plus souvent âgés. Il y a une forte interdépendance entre la qualité de vie de l’aidant et celle de l’aidé et, oui, je voudrais pouvoir mieux mesurer les bénéfices de notre action sur ces trajectoires de vie…

La crise est venue toucher de plein fouet les personnes que vous accompagnez, quelles en sont les principales conséquences ?

Je crois que la première conséquence, c’est l’isolement, surtout lors du premier confinement. Je crois qu’on ne commettra plus jamais les mêmes erreurs. Nous on a très vite repris les visites avec protocole mais c’est vrai que l’on sent depuis une épée de Damoclès… On a au tout début maintenu le lien par des appels téléphoniques répétés mais cela ne pouvait pas remplacer la présence physique. Il a fallu que des personnalités alertent sur les fractures psychologiques à l’œuvre dans cet isolement forcé. On a bien vu par la suite qu’en renforçant les protocoles, on pouvait assurer une vraie présence. Essentielle.

Propos recueillis par N.Cuvelier

Olivier Frezet a participé à l’écriture de « L’aide aux aidants à l’aide ! » en 2015, « Enjeux et défis de l’habitat intergénérationnel solidaire » en 2018 avec le Professeur Jean Bouisson, et  contribué à « Aidons les aidants, osons l’Aidance ! » en 2021.

1)Dispositif du Pôle Action Sociale et Formation de la Maison de Santé Protestante de Bordeaux Bagatelle, qui gère 10 établissements des champs sanitaire, social, formation, médico-social et éducatif, en Gironde dont le premier Hôpital à domicile (HAD) de Nouvelle-Aquitaine.
 2)Elles sont intégrées au dispositif national PAERPA (personnes âgées en risque de perte d’autonomie) dont l’objectif est une meilleure prise en charge des personnes âgées de plus de 75 ans en facilitant la coordination des différents intervenants du domicile, au bénéfice des patients et de leurs proches.
3)Depuis 2010, l’Université de Bordeaux 2 propose une licence professionnelle au métier de technicien coordinateur de l’aide psycho-social à l’aidant en formation initiale ou continue. Diplôme unique en France, environ 10 à 15 personnes formés tous les ans depuis 10 ans à l’évaluation des situations, à l’analyse d’une demande jusqu’à la formalisation d’un plan d’accompagnement psycho social.
4) VIVRE AVEC (https://www.logement-solidaire.org/index.php) est une association créée en 2004, apportant la compétence de son équipe pour assurer la meilleure cohabitation intergénérationnelle possible. Elle est présidée par Jean BOUISSON, Professeur émérite Université de Bordeaux – INSERM U1219 “Bordeaux Population Health Research Center”, de l’équipe “psychoépidémiologie du vieillissement et des maladies chroniques”. Il a également dirigé l’écriture de l’ouvrage « Pour aider les aidants, osons l’aidance ! ».
5) DomCare a réalisé une grille de détection de la fragilité de l’aidant basée sur 9 questions. Deux « oui » cochés sur ce questionnaire indiquent un aidant à risque d’épuisement.