Venue du secteur bancaire, « qui a évolué vers des critères de performance et de perte du lien avec les clients », Mélanie Canler a enchaîné un bilan de compétences, un master 2 de management des entreprises du secteur de la santé et plusieurs stages dans diverses structures avant de diriger un établissement spécialisé dans l’accueil de personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer et de pathologies apparentées (1). En première ligne avec son équipe pendant la période d’urgence sanitaire, elle a expérimenté d’autres conditions d’exercice du métier, au plus grand bénéfice des résidents et des personnels soignants. Témoignage sur une période inédite et un retour à la normale, nécessaire mais frustrant…

Comment votre établissement s’est-il adapté aux contraintes de la crise sanitaire ?

Lors du premier confinement, avec la fermeture de la structure et l’arrêt des visites, on a tout de suite pensé à l’accompagnement et au bien-être des résidents. On a donc arrêté de penser normes, budget, routines de travail, pour augmenter les temps de présence avec les résidents. Les soignants, en période normale, sont trois par étage sur un poste de sept heures. Là, on a basculé sur des postes de douze heures, ce qui fait qu’ils étaient six par étage. Du coup, pendant ces douze heures, c’était les mêmes professionnels, et avec cette amplitude horaire, ils étaient beaucoup plus libres de s’occuper des résidents au moment qui en plus leur convenait le mieux. Les résidents en ont très vite trouvé un bénéfice et les personnels aussi ! Ils travaillaient soudainement comme ils avaient imaginé exercer leur métier, en ayant du temps pour les soins et la toilette et toute une série d’actes du quotidien : parler avec les résidents, faire des massages, poser un vernis, mettre des bigoudis, chanter, lire le journal…

Comment ce sont exprimés ces bénéfices pour le personnel ?

Les personnels étaient plus heureux au travail, l’ambiance était plus détendue. L’ensemble des salariés arrivaient et repartaient avec la banane. Ils ont pu vivre et dire combien c’est confortable de rentrer à son domicile avec la satisfaction d’avoir bien fait son boulot et d’avoir passé une meilleure journée. En temps normal, ils sont moins sereins après leur journée de travail… D’ailleurs, la preuve de ce mieux-être au travail c’est que, pendant cette période et malgré le contexte de crise, on a eu aucun arrêt maladie et aucun accident de travail.  Le personnel a, par exemple, pris davantage le temps d’utiliser le matériel technique. Au passage, il faut noter que cette baisse des interruptions de travail représente des coûts en moins pour la société…

Et pour les résidents, comment avez-vous mesuré les effets de cette réorganisation ?

Ils étaient beaucoup plus calmes et c’est un vrai indicateur. Nos résidents sont émotionnellement des éponges et les effets bénéfiques sur les personnels se sont naturellement reportés sur eux. Beaucoup de traitements médicamenteux ont été revus à la baisse, de manière significative. Vous passez une bonne journée, vous passez une bonne nuit…

Cette organisation différente du travail n’a pas perduré au-delà du premier confirment, pourquoi ?

Sur toute la période d’urgence sanitaire, on a clairement engagé des dépenses qui permettaient d’offrir des bénéfices aux résidents pendant la fermeture de l’établissement. On a bien sûr justifié ces dépenses auprès de nos tutelles et on a obtenu des crédits non reconductibles. Grâce aux compensations de l’Agence Régionale de Santé, la crise n’a pas généré de déficit pour notre structure. Mais ce que nous avions mis en place n’est pas économiquement tenable avec les dotations que nous recevons. On est revenu à la normale au début de l’été, à la fin de l’état d’urgence sanitaire. L’État n’allait plus nous aider financièrement, il fallait revenir en période budgétairement normale. Ce n’est pas un problème budgétaire propre à l’Ehpad, c’est un problème de société ou plutôt de tout un chacun. On doit tous se demander, comment on se voit à l’âge où la question peut se poser de quitter son domicile. Aujourd’hui, si vous gagné 1 500€ par mois, êtes-vous prêt à donner 100€ tous les mois pour financer la dépendance au niveau national ?

Comment s’est passé ce retour à la normale ?

Ce retour a été compliqué et il a fallu être particulièrement à l’écoute et accompagner les personnels. On était dans une situation inédite et compliquée, on avait trouvé un mode de fonctionnement idéal, il a fallu en sortir et les périodes de congés ont à nouveau tendu la situation et les conditions d’exercice du métier. Quand on a goûté à un confort professionnel, tout ce que l’on souhaite, c’est le préserver. Or, un retour à la normale, c’est aller à l’essentiel, écourter au maximum les temps de présence pour rester dans l’efficacité auprès du plus grand nombre, avec toute la frustration que cela peut entraîner.

Est-ce qu’il va néanmoins rester quelque chose de cette parenthèse avec un fonctionnement plus bénéfique pour tous ?

On aimerait bien ! On s’est aperçu par exemple que certains résidents étaient beaucoup plus épanouis dans la prise en charge individuelle plutôt que collective. Jusqu’à présent, on ne les avait pas identifiés alors que l’on s’est rendu compte du bénéfice largement accru pour eux. Cela, on va essayer de le maintenir, dans la mesure de nos moyens humains. L’utilisation des outils numériques pour faciliter la communication à distance va devenir un outil du quotidien car les résidents se sont vite habitués à ces nouvelles formes de lien. Mais, là encore, cela demande du temps de présence d’un professionnel auprès de ces publics désorientés.

De quoi manquez-vous principalement ?

On manque de bras ! On manque de temps car on manque de bras ! On manque de bras car les moyens alloués sont insuffisants. Je ne pense pas qu’il y ait un souci de formation des personnels. Mais, si ces mêmes personnels, dans la réalité de leur quotidien, sont trois pour trente personnes sur un poste de sept heures, s’ils doivent passer 15 minutes par personne rien que pour la toilette et bien il ne reste pas de temps pour autre chose. Oui, on manque de bras et les nouvelles technologies, qui ont d’ailleurs un coût, ne remplaceront jamais l’accolade, le sourire, le fou rire…

Les Ehpad n’ont pas une bonne image, pourquoi d’après vous ?

Quand un conjoint, une famille paient la facture, tous les mois, ils trouvent qu’elle est lourde. Et, au final, la majorité de cette facture ne paie pas le soignant, mais sert à payer de l’immobilier… Des proches ne comprennent pas qu’une personne qui a travaillé toute sa vie, qui avait payé sa maison, puisse encore avoir à payer un loyer pour une maison qui ne lui appartiendra jamais. Pourquoi faire payer une charge immobilière ? C’est un énorme loyer de 2 000€ en moyenne et un bon tiers vont aux murs et aux charges d’entretien. Ce format économique ne va pas. Les familles attendent forcément davantage en termes de prise en charge humaine de leur proche.  Pour 2 000€, on devrait avoir beaucoup plus que ce que l’on a. Après, il y a les Ehpad qui coûtent encore plus cher, s’adressent à des gens qui en ont les moyens et qui rapportent à ceux qui investissent dedans. Ce n’est pas le cas de la majorité des Ehpad publics ou associatifs à but non lucratif qui ne font pas de bénéfices et sont à l’équilibre financier. Après, il y a de très bons Ehpad, de mauvais, et c’est pareil pour les hôpitaux, les cliniques, les écoles… Mais pour les Ehpad, il faut ajouter l’affect des familles qui « placent » une personne qui compte pour eux et prendre en compte les résidents qui n’ont pas eu d’autre choix que de quitter le domicile avec des pathologies qui évoluent difficilement et des proches qui l’acceptent difficilement… Une grande majorité des entrées se font parce que l’aidant n’en peut plus. On a eu des entrées d’urgence parce que l’aidant principal est décédé d’épuisement. Il peut aussi s’agir de familles qui s’organisent au mieux mais quand cela devient du 24h/24, ce n’est plus possible de gérer. En établissement, on ne rétablit pas la personne et certains aidants ont du mal à l’accepter. On les accompagne dans cette acceptation de l’évolution de la pathologie. Comment voulez-vous que nous soyons perçus positivement ? C’est douloureux de se résoudre à recourir au dernier choix possible.

Les media n’aident pas à améliorer cette image…

Oui, je vois ces reportages en caméra cachée avec ces images difficiles, le repas qui ne ressemble à rien, le plateau déposé à distance d’une personne dépendante qui ne peut pas atteindre l’assiette… Ces images sont hyper violentes pour les familles et pour nos personnels, c’est clair. Au-delà de l’émotion, c’est un problème de société. Comment veut-on vieillir aujourd’hui en France ?

Comment prévenir les dérives vers des formes de maltraitance ?

Ces dérives peuvent se glisser dans tous les établissements, même bien gérés et vigilants. Il faut être à l’écoute, au jour le jour.  Il faut analyser toutes les situations qui ont posé des problèmes, ne jamais attendre, toujours réagir à l’instant T, réfléchir aux scenarios pour que cela ne se reproduise pas. C’est une remise en question permanente, une vigilance perpétuelle. Pour moi, un responsable qui dit qu’il n’a jamais eu de situation de maltraitance ferme les yeux. Dans le cadre de la démarche qualité, on met en place un suivi rigoureux des événements dits indésirables remontés par les professionnels, qu’ils concernent d’autres collègues ou des résidents ou leurs proches. Parfois, on met beaucoup de personnes autour de la table pour trouver des solutions concrètes et rapides à mettre en œuvre. On a eu un souci avec un étage particulièrement bruyant avec des résidents très agités et des soignants extrêmement fatigués psychologiquement. Suite à cette réflexion, on a décidé de créer des espaces distincts à cet étage pour préserver d’un côté les résidents les moins agités, qui étaient eux-mêmes fort perturbés par l’agitation générale, et permettre aux plus agités d’avoir un espace pour déambuler librement, sans trop de contraintes. L’étage est plus calme et cette réorganisation a permis de préserver aussi les personnels de gros coups de fatigue et d’une usure psychologique.

Rêvons à présent, l’Ehpad de vos rêves, sans contrainte budgétaire, comment l’imaginez-vous ?

Je l’imagine avec beaucoup plus de sorties à l’extérieur et d’activités autour du bien-être physique des résidents. J’y ajouterai tout ce qui est du domaine de la stimulation avec l’écoute de la musique, la lecture… Tout ce qui ne relève pas du soin mais renforce le soin. Tous les à-côtés du soin qui, en fait, participent à la qualité de vie. Tous ces temps qui prennent du temps et pour lesquels on n’a pas assez d’argent… Le soignant venu dans le métier pour ce que l’on nomme le nursing, ce sont ces temps du prendre soin et de relation à la personne qui lui manquent. Or l’acte de soin en lui-même est compliqué, c’est l’intimité de la personne, et il n’est pas propice à l’échange, surtout s’il est contraint par le temps.

 Et l’Ehpad de demain, dans une vision moins idéalisée mais plus réaliste ?

L’Ehpad hors les murs a un avenir certain. Il s’agit de transporter nos professionnels au domicile des personnes, sur le modèle des équipes mobiles, avec des recours possibles à de l’hébergement temporaire. C’est l’avenir car prolonger au maximum la vie à domicile, finir sa vie chez soi, dans ses meubles et ses souvenirs, c’est le choix du plus grand nombre. L’Ehpad, c’est l’accompagnement des situations qui ne sont plus possibles au domicile, la solution quand il n’y en a raisonnablement plus d’autres. Dans notre établissement, on accueille des situations où le domicile n’est plus tenable, si ce n’est avec de l’accompagnement 24h/24 qui représente un coût financier d’environ 5 000€ par mois, inenvisageable pour nos résidents et la plupart d’entre nous. L’Ehpad demain sera la solution de dernier recours pour les situations les plus complexes et il faudra de fait revoir son fonctionnement et les moyens alloués…

Propos recueillis par N. Cuvelier

1)Ehpad Bernard Devulder à Esquerdes, Pas-de-Calais