Hubert Tassy est directeur général de la Saline royale d’Arc-et-Senans*, inscrite sur la Liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, propriété du Département du Doubs. Il est également président de l’Association des Centres Culturels de Rencontre (ACCR), chargée de coordonner en France, et de développer à l’international, le réseau des Centres culturels de rencontre (CCR). Consacrés par ce label d’État, ces patrimoines, pour une grande majorité propriété de l’État ou de collectivités territoriales et quelques-uns propriétaires de fondations ou d’associations comme la Chartreuse de Neuville, disposent du soutien du ministère de la Culture. L’ACCR rassemble 24 membres français et une vingtaine de membres dans le reste du monde. Ils ont en commun d’être des lieux de patrimoine dédiés à des projets artistiques, culturels et scientifiques novateurs, fortement impliqués dans la promotion du secteur culturel, dans l’éducation, et dans les enjeux de développement territorial.

Au-delà de leur rôle culturel, quels sont pour vous les rôles des CCR en termes de développement territorial ?

Les CCR sont dans l’actualité en ce moment avec l’attention portée sur la ruralité. Sur les 24 CCR, 17 sont en milieu rural, et vraiment au cœur des territoires. Dès la création des CCR par Serge Antoine et Jacques Rigaud, l’idée était de faire de ces monuments patrimoniaux des lieux propices à la culture bien sûr, mais aussi aux échanges avec les habitants. Ces monuments étaient souvent en déshérence – comme c’était le cas de la Saline d’Arc-et-Senans, de l’abbaye de Fontevraud et d’autres – des lieux dont la destination initiale, qu’elle soit cultuelle ou industrielle, avait disparu et pour lesquels il fallait trouver une nouvelle vocation, la culture a été le choix des fondateurs. On peut dire que ces cinquante dernières années, leur rôle sur les territoires ruraux a été important, ce sont souvent les seuls lieux équipés en moyens de diffusion de spectacles et en moyens financiers pour produire des créations ou accueillir des artistes en résidence. Certains CCR ont fait des études d’impact sur les retombées financières en matière d’hôtellerie, de restauration, de création d’emploi qui démontrent l’efficacité d’un tel investissement culturel …

Mais leur rôle majeur reste d’être ce centre de ressources pour la création, la diffusion de la culture et l’accueil d’artistes en résidences en maintenant cet échange avec le public local.

Quand on parle des territoires ruraux, on en vient assez vite à parler de fractures territoriales. Quel impact de ces lieux patrimoniaux sur cet enjeu ?

Ce qui est certain, c’est que l’on retrouve dans les publics des spectacles des CCR la même organisation sociale que dans les villes et on ne modifie pas ce profil de population qui participe aux événements culturels. Cela étant, il y a le travail de terrain que nous faisons et qui, je crois, amène à dépasser ces clivages, avec des recettes qui fonctionnent comme la mobilisation de bénévoles, acteurs de projets culturels et le développement d’un militantisme local pour la sauvegarde et la valorisation d’un lieu. C’est par ce biais qu’à la Saline royale, nous sommes parvenus à faire venir des personnes qui ne seraient jamais venues autrement assister à des spectacles. Mais la fracture territoriale reste une réalité et un combat à mener.

Mobiliser les habitants par le « faire ensemble », est-ce la solution ?

La participation dans le domaine artistique, c’est la seule méthode réellement efficace, qu’il s’agisse d’enfants ou d’habitants. Si vous n’êtes jamais allé à un concert, vous n’y irez jamais spontanément. Lorsque nous avons organisé, par exemple, des concerts de Jordi Savall et du Concert des Nations en résidence à la Saline, les bénévoles, qui participaient en tant que figurants à un spectacle de mapping estival, sont devenus des spectateurs fidèles. On donne envie en donnant un rôle aux habitants. Il y a une chose étonnante :  les habitants du territoire se vivent souvent comme propriétaires d’un lieu patrimonial mais ils se sentent aussi parfois dépossédés, soit par l’afflux de touristes soit par le projet culturel qui s’y déroule, qui peut leur paraître relever de l’entre soi. Il faut donc casser ces représentations pour que les habitants se réapproprient le lieu culturel et qu’ils en soient fiers. Ce sentiment de fierté, repose en grande partie sur les lieux en eux-mêmes : ils sont imposants, beaux, ils s’inscrivent dans l’histoire. Nous avons beaucoup travaillé sur le temps long du lieu et l’histoire des habitants en lien avec le lieu. Dans les années 50, la Saline était ouverte, il y avait un terrain de foot, des potagers pour les gens du village et on a restitué cela dans un spectacle avec les habitants qui ont connu cette époque, cette réappropriation est essentielle. Il n’y a pas de projet culturel viable qui ne s’ancre pas dans son territoire. Son intensité artistique doit interroger et puiser dans la force du lieu, son histoire, ce qui fait sens pour les gens.

L’ACCR rassemble plus d’une vingtaine de lieux patrimoniaux, quelles sont les limites et les fragilités des modèles économiques de ces lieux ?

La première fragilité de la plupart de ces lieux c’est qu’ils sont anciens, mal isolés, et que l’on doit faire face à des charges de chauffage et d’électricité disproportionnées. Les travaux d’isolation à entreprendre sont couteux et complexes pour des monuments historiques.

La seconde difficulté n’est pas propre aux CCR les budgets reposent sur des financements majoritairement portés par les collectivités territoriales et l’on connait les difficultés actuelles des départements et des régions.

 

 

L’évolution des règlementations va peut-être contraindre à certains travaux ?

Les travaux sont à la charge du propriétaire. Souvent, ce sont des collectivités locales mais qui sont elles-mêmes dans la difficulté. Quant au poids des charges de fluides, il revient de toute façon aux associations ou établissements publics en tant qu’exploitants locataires. Et puis, il a le problème de la restauration – et La Chartreuse de Neuville en sait quelque chose – et même si c’est à la charge du propriétaire, il faut trouver nous-mêmes des moyens pour aider les collectivités à investir dans une période où ce n’est pas leur priorité.

Ce qui fait la force des CCR historiques, la beauté d’un patrimoine exceptionnel, en fait aussi leur faiblesse avec la charge de l’entretien.

Propriété du Département qui a réalisé les travaux de sauvegarde permettant de lancer le CCR dans de bonnes conditions, la Saline royale d’Arc-et-Senans est gérée par un Établissement public de coopération culturelle. Quel en est le budget d’exploitation et les différentes activités proposées ?

On a plusieurs activités parallèles qui se nourrissent les unes les autres et qui nous permettent de nous adapter en ces temps difficiles. Au sein de la Saline, nous avons un hôtel trois étoiles avec 31 chambres, un centre de congrès, une restauration et une vraie librairie de territoire et, bien sûr, les visites. On arrive à générer plus de 60% de nos recettes et le reste, les 40%, ce sont les contributions à l’établissement public de la part du Département du Doubs, de la Région, de l’État et de villes alentours. Dans nos fonds propres, nous avons un volume mécénat en augmentation constante ces dernières années du fait de la mise en œuvre de grands projets. L’apport de fonds européens a également était essentiel pour le financement de nos investissements.

Notre budget de fonctionnement est de 7,5 millions pour 80 ETP. En 2015, il était de 3 millions d’euros pour 49 salariés. Le budget d’investissements varie selon les années mais les fonds européens ont pu apporter jusqu’à 60% de ce budget, et parfois plus comme pour le Centre de Lumières que l’on a ouvert en avril 2023. En 2024, nous aurons très peu de budget d’investissement mais, heureusement, les grands investissements structurants sont réalisés.

Nous avons également répondu à des appels à projets nationaux dont un est particulièrement important pour nous. Dans le cadre du programme d’investissement d’avenir, c’est l’appel à manifestation d’intérêt culture, patrimoine et numérique. Pour l’obtenir en juin 2020 nous avons créé une start-up au sein de la Saline qui produit, enregistre et diffuse des masters class de musique classique sur un site internet payant. Effet vertueux, ce programme nous a permis de construire 4 studios d’enregistrement et 6 studios de travail et cela a enclenché la volonté du Conseil départemental du Doubs de financer la salle de spectacle de grande capacité qui nous manquait.

 

 

 

Est-ce que le modèle tiendrait s’il n’y avait pas ces Fonds européens et les appels à projet ?

Non, si l’on devait compter, comme cela s’est fait dans le passé, que sur les fonds publics, nous n’aurions pas un tel développement, une ouverture à l’année et 80 salariés qui y travaillent aujourd’hui. Cela étant, la crise économique impacte aussi ces autres sources de financement.

Peut-on dire que vous êtes autonome économiquement, avec un modèle pérenne ?

La réalisation des grands investissements entre 2019 et 2023 doit entrainer une progression des recettes. 2023, est une année test avec 141 000 visiteurs alors que l’on était à 127 000 en 2019. Nous avons également augmenté nos prix d’entrée, comme de nombreux sites historiques et de musées. Nous comptons aussi beaucoup sur les congrès, plus de 160 par an, c’est une source importante de revenus mais qui fluctue selon l’état de l’économie. 2024 sera une année révélatrice de la solidité du modèle que l’on a établi. Ce modèle hybride, encouragé par l’État, est intéressant pour les synergies engendrées entre le monde socio-économique et celui de la culture mais il n’est pas facile à faire vivre et conjugue parfois les difficultés de ces 2 univers.

Mais nous avons un outil de travail optimal, il est exceptionnel d’avoir la salle de spectacle, l’hébergement et la restauration in situ.

Quelle a été la plus belle action/initiative de la Saline royale d’Arc-et-Senans en termes de rayonnement culturel et territorial ?

Sans conteste, c’est l’ouverture en juin 2022 du second demi-cercle, qui complète l’œuvre telle que Claude-Nicolas Ledoux l’avait imaginée. Il représente un terrain d’expérimentation pour les jeunes générations avec chaque année plus de 600 lycéens, étudiants, apprentis qui travaillent sur le festival des jardins ; on a réussi à mobiliser les écoles nationales du paysage, y compris en Suisse et en Belgique pour participer à la conception des jardins. C’est le projet moteur de la fréquentation dans les années à venir avec 13 hectares de jardin qui deviennent un objectif de visite en soi. Le Centre de Lumières avec ses espaces immersifs consacrés aux richesses du patrimoine mondial qui s’enrichira chaque année de nouveaux contenus doit également concourir à son rayonnement.

La Saline royale fonctionnait comme une usine intégrée où vivait presque toute la communauté du travail. Elle abritait lieux d’habitation et de production.  Quel trait de force d’hier retrouve-t-on éventuellement aujourd’hui dans ce qu’elle est devenue ?

On a la chance d’avoir un lieu réalisé par un homme des Lumières qui a laissé en héritage non seulement son Grand Œuvre, avec l’architecture de la Saline, mais sa pensée dans son légendaire Traité.

Il avait imaginé une ville idéale « un monde isolé du monde » où fleurirait les Arts.

En ces temps d’incertitudes et de repliements, nous avons donc travaillé à relier au monde ce « monde clos » que Claude Nicolas Ledoux imaginait apporter « par ses voies navigables… les richesses des arts et de l’industrie jusque dans les lointaines plaines de Sibérie »

On ne produit plus du sel mais de la culture et nous diffusons par le canal d’internet ce qui est produit à la Saline Royale jusqu’en Extrême-Orient !

Avez-vous réussi à être à la fois visible par-delà les frontières et ancrés sur votre territoire ?

On a travaillé sur les deux aspects et ce qui est le plus difficile c’est d’être prophète dans son pays. Nous sommes reconnus par-delà les frontières et très ancré sur notre territoire mais nous ne sommes pas toujours visibles au niveau national et cela vaut pour les CCR en général. Nos visiteurs sont à 80% français. De nombreuses pistes de développement sont encore à explorer, avant la pandémie les touristes chinois se rendaient par centaine de milliers en Bourgogne et les touristes Japonais par milliers à la magnifique Chapelle de Ronchamp, mais il est difficile de les détourner dans le Doubs. Un espoir cependant avec nos académies de musique, online et en présentiel, qui font connaitre la Saline aux jeunes musiciens du monde entier, particulièrement asiatiques, nous espérons semer ainsi le désir d’y venir ou d’y revenir.

Propos recueillis par Nathalie Cuvelier

 

———————————————————————————————-

*C’est une ancienne manufacture destinée à la production de sel, construite sous l’impulsion du roi Louis XV, entre 1775 et 1779. Chef-d’œuvre de l’architecte visionnaire du siècle des Lumières, Claude-Nicolas Ledoux, elle est un témoignage et un héritage rare dans l’histoire de l’architecture industrielle. C’est d’ailleurs le premier site d’origine industrielle au monde à bénéficier de l’inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1982. Construite en forme d’arc de cercle, elle abritait lieux d’habitation et de production, soit 11 bâtiments en tout.  Rendue obsolète par l’apparition de nouvelles technologies, la Saline royale a fermé ses portes en 1895. Abandonnée, pillée, endommagée par un incendie en 1918, le Département du Doubs en a fait l’acquisition en 1927.