Directeur Général de Aid’Aisne, une importante structure d’aide à la personne avec plus de 200 intervenants du domicile et 800 bénéficiaires, Dominique Villa a 30 ans de métier, des convictions chevillées au corps et une vraie vision sur l’évolution nécessaire d’un secteur en mal d’image. Celui qui aime dire que « le management est une affaire de sincérité », se présente comme un capitaine d’équipe, convaincu du sens et de la valeur du collectif : “Aid’Aisne est une structure avec un projet associatif solide, une vision et des perspectives de développement qui contribuent depuis plusieurs années à souder les collaborateurs et à les mettre dans une dynamique de coopération”. Curieux d’expérimenter des initiatives de terrain mais attentif à la mise en œuvre d’actions pérennes, il veut sortir des cercles vicieux qui ont dévalorisé le métier et dégradé la relation aux bénéficiaires. Pour cela, il travaille sur des leviers vertueux pour les collaborateurs, les bénéficiaires et les familles, le bien-être de chacun contribuant à une meilleure qualité de vie de tous, au domicile et au travail.

Comment résumeriez-vous ces 30 ans de bons et loyaux services ?

La culture du métier que j’ai acquise par l’expérience, les lectures, la formation et les rencontres est venue enrichir et conforter ma vision initiale d’un monde où il est important d’accompagner ceux qui sont en situation de fragilité, voire de ceux qui sont dans la marge. Je n’ai pas trahi le gamin que j’étais à 20 ans, prêt à tendre une main secourable aux plus démunis. Évidemment, je n’ai plus la naïveté de mes débuts dans cette volonté d’aider mais j’ai cultivé mes convictions et celui que je suis devenu doit tout à ce gamin que j’ai été. J’aime rappeler que je suis entré dans le métier comme secrétaire comptable. C’est cette progression, en temps voulu, qui me permet aujourd’hui d’être le capitaine qui amène le sens du collectif autour d’une vision partagée. Cela me permet aussi d’être un mentor pour d’autres et un partenaire solide et crédible auprès de nombreuses parties prenantes. Je suis surtout bien placé pour dire aux collaborateurs que, quelle que soit leur place aujourd’hui, tout est possible demain ! Quand je parle du management comme d’une affaire de sincérité, cela veut dire aussi que je suis le même à la maison et au travail, avec mes forces et mes faiblesses. Je travaille beaucoup avec mes équipes sur cette idée qu’il faut connaître et apprendre de nos faiblesses pour abuser positivement de nos forces…

Quelles évolutions majeures avez-vous vues dans le secteur de l’aide à la personne ?

J’ai constaté une insécurisation progressive du salarié, un affaiblissement de sa reconnaissance professionnelle et, finalement une perte de proximité. Dans une volonté de sécuriser l’intervention au domicile, l’encadrement par des normes, des lois et des conventions a conduit à une hyper rationalisation, à l’évaluation, à la réglementation absolue. Le financement public est venu exiger sa part de normatif mais le système s’est révélé assez pervers : ce que le métier a gagné en professionnalisation, et c’est une bonne chose, il ne l’a pas gagné en termes de qualité et d’espérance de vie au travail ni de qualité de la relation. A cela, sont venues s’ajouter la loi de 2002 et la loi Borloo afin de contractualiser le service rendu au bénéficiaire avec une inflation du droit et l’obligation d’un devis, d’un contrat, d’un cahier de transmission, d’un livret d’accueil… Avec l’ouverture au marché préconisée par Jean-Louis Borloo pour créer de l’emploi dans le secteur, c’est effectivement devenu un marché. De fait, un gérant de structure n’a désormais pas forcément besoin d’un diplôme reconnu lié à une fonction du médico-social et l’on parle aujourd’hui d’embaucher des commerciaux pour aller trouver de la clientèle. Nous avons perdu un peu de notre âme…

C’est un constat assez amer… Comment cela s’est-il traduit sur le terrain ?

Nous sommes passés de l’époque des feuilles de présence, signées de manière plus ou moins régulière par le bénéficiaire, dans un rapport complètement différent à l’intervention, à la télégestion. Elle a certes amélioré la communication et la réactivité mais elle a aussi eu pour effet de dégrader la relation au bénéficiaire avec ce premier geste au domicile qui est de badger, pour être en règle, avant même de dire bonjour. Nous avons assisté, dans une volonté de transparence par rapport à ceux qui paient les prestations, principalement les départements, à une forme de taylorisation appliquée au secteur. Cela a amené à parler de tournées de travail, de relation clients plutôt que de relation aux bénéficiaires ; les responsables de secteur sont devenus des logisticiens de l’organisation…

La contractualisation de la relation a nui à la relation ?

Il y a 30 ans, le métier d’aide-ménagère n’était pas connoté négativement. Il était perçu comme un métier de lien, de proximité, avec une certaine noblesse à rendre service comme on le ferait pour un parent. Et ce qui fait l’intérêt du métier, c’est bien la qualité du lien. Cette qualité du lien s’est fragilisée avec sa mise aux normes et certains salariés sont déchirés entre ce qu’ils attendaient du métier et ce qu’ils vivent avec certains bénéficiaires ou les familles. Un intervenant qui vient aujourd’hui chez un bénéficiaire, en dehors du cadre contractuel, même pour rendre service, peut être sanctionné. Il est vrai aussi que de plus en plus d’intervenants arrivent dans ce métier parce qu’il faut bien travailler et sans aucune vocation particulière. Plus généralement, les relations sociales sont de moins en moins placées sous le signe de la confiance et de la proximité.

C’est un secteur qui semble dans une situation précaire à plus d’un titre, comment l’expliquez-vous ?

Je vais prendre un exemple pour expliquer ces cercles vicieux. Prenons la pénurie de personnel, qu’est-ce qu’elle entraîne ? Nous sommes d’accord, c’est un défaut d’attractivité du métier mais elle engendre, de fait, des recrutements. Ces recrutements ne se révèlent pas à la hauteur des attentes des bénéficiaires et vont donc entraîner une insatisfaction sur la qualité de service, et une dégradation de l’image de la structure. Et en plus, ce personnel mal recruté ou mal employé ne va pas rester longtemps et c’était joué d’avance. La personne qui, dès le départ, n’est pas à la bonne place, va s’en apercevoir très vite ou c’est la structure qui va la pousser dehors. Tout cela n’entraîne rien de bon pour l’image du secteur. On voit bien les effets en chaîne de ces recrutements hasardeux. A nouveau, pour pallier ce turnover des personnels, nous allons avoir de nombreux remplacements, nouvelle source d’insatisfaction des bénéficiaires. Discontinuité de services, accidents plus nombreux de personnes moins formées, moins motivées, de passage dans le métier… la roue tourne vite à l’envers avec ces effets d’engrenage négatif. Pour casser ces cercles, il faut travailler sur tous les leviers négatifs en même temps, ce qui est ambitieux et difficile pour des structures qui se débattent déjà au quotidien.

Pouvez-vous évoquer quelques leviers mis en place par Aid’Aisne depuis quelques années pour enclencher une dynamique plus vertueuse ?

Je souhaite en évoquer quatre…

Premier levier : nous avons créé en 2015 la fonction de coordinatrice de parcours qui consiste à être la personne ressource du bénéficiaire dans l’expression de ses besoins mais aussi pour faire parler ensemble toutes les parties prenantes de l’aide à domicile. Nous avons fait le pari que cette fonction de bras droit technique du responsable d’équipe, garant de la relation avec le bénéficiaire, pouvait être assurée par des anciennes intervenantes du domicile, ce qui leur ouvre des perspectives professionnelles (1).

Deuxième levier : pour répondre au défi de l’absentéisme et sa cause principale, l’accidentologie, nous avons décidé d’aller plus loin que l’animation prévention secours et d’ouvrir un poste d’ergothérapeute autofinancé par la structure. Le pari consiste à faire davantage reculer le risque professionnel en allant au domicile comprendre les circonstances des accidents, montrer aux salariés et aux proches aidants les aides techniques et les former en situation.

 Troisième levier : nous avons mis progressivement en place un centre de ressources animé par des référents sur les axes alimentation, sport et développement durable et entraîné nos bénéficiaires et nos salariés dans ce projet avec, par exemple, la création des jardins ouvriers de Célestine où ils ont l’occasion de se croiser. Par le biais de ses actions, on améliore aussi la qualité des repas préparée par les intervenantes du domicile, on met en place le portage de paniers solidaires pour les bénéficiaires qui peuvent rencontrer des fins de mois tendus, ou pour nos salariés les plus en difficultés. Ces actions contribuent à la qualité de vie et santé au travail, à la reconnaissance professionnelle en s’attachant aussi aux besoins plus personnels des salariés. Et ça ouvre un espace socio professionnel aux collaborateurs avec des perspectives de valorisation de leurs actions et d’évolutions professionnelles au sein de ce collectif. On veut pouvoir soutenir nos salariés, les associer au même titre que les bénéficiaires qui le souhaitent à ces ateliers ou à de nouvelles perspectives. D’ailleurs, nous avons reçu une reconnaissance de l’ARS et de la Carsat dans cet accompagnement périphérique de l’ensemble des parties prenantes. Avec l’aide de la Fondation de France, nous allons pouvoir en 2021 offrir tous les mois, à un salarié sur deux, une heure liée à une de ses activités du centre de ressources.

Ces leviers déjà évoqués supposent beaucoup de concertation avec vos salariés et une réelle marge d’action de leur part ?

Oui et c’est le dernier levier que j’évoquerai : l’autonomie des équipes. Le principe consiste à constituer de petites équipes de 8 à 10 personnes qui travaillent avec un responsable de secteur et une coordinatrice de parcours déjà mentionnée et de mettre la décision à la bonne hauteur. L’équipe gère la planification des interventions, discute des besoins mais aussi des conditions et ressources d’intervention nécessaires. Au sein de notre association, les équipes bénéficient de 11h par mois pour avoir du temps de délibération et s’organiser en toute autonomie. Mais cette autonomie ne fonctionne pas si vous n’avez pas mis en œuvre avant les autres rouages de ce cercle vertueux. Il ne faut pas que ce soit qu’un principe de subsidiarité en délégant aux équipes la planification des interventions mais il faut ajouter les dimensions d’intelligence collective, de ressources multiples, de formation, de mieux être au travail.

Vous avez donné le nom de Rêve-Evolution à ce mouvement enclenché avec vos salariés, quels en sont les maîtres mots ?

Notre charte en évoque deux, simples et essentiels à mes yeux : confiance et transparence. Je dis souvent aux salariés que quoi qu’il advienne au travers de ces expérimentions, je leur fais confiance car ils feront toujours mieux à avoir osé faire autrement. Bien sûr, la transparence implique que tout doit être dit et communiqué et cela est possible et vertueux sur cette base d’une relation de confiance. Par exemple, pour moi, cela suppose de ne rien cacher des finances ou de la politique de la structure.

Il était difficile de ne pas aborder la crise sanitaire et son impact sur votre organisation et sur le secteur ?

L’association a tenu le cap, au rythme des difficultés d’organisation liées aux arrêts de travail et grâce à tout ce travail de mobilisation collective mis en place avant la crise. Les coordinatrices de parcours qui passent 75% de leur temps sur le terrain, sont particulièrement mobilisées et elles font le lien pour porter des paniers alimentaires à ceux qui en ont le plus besoin, repérer les salariés en difficultés, accompagner les nouveaux venus dans un contexte difficile…  Plus généralement, la crise a mis un coup de projecteur sur le secteur de l’aide à la personne et révélé toutes ses facettes, celle d’un formidable métier de liens et de maintien des liens et celle d’un métier dédaigné et méprisé… L’aspect positif, c’est qu’elle a montré que ces métiers de première ligne sont en insuffisance de moyens. A mon avis, elle a agi en accélérateur d’une prise de conscience politique des décideurs. On voyait notre secteur comme une source de dépenses, là on y voit encore une source de dépenses mais avec un aspect de prévention qui coûte moins cher qu’un aspect réparateur. Des départements sont plus avancés que d’autres et ont anticipé les aspects de revalorisations salariales dès le 1er janvier 2021. Quant au fameux 5è risque, celui de la dépendance, qui a été une vraie caisse de résonance, mais vide jusqu’ici, il faudra bien un jour y allouer des cotisations…

Propos recueillis par N. Cuvelier

1)Dans les Ehpad ou les SSIAD, ce rôle de coordination est respectivement confié à des médecins et infirmières.