Médecin psychiatre, Christophe André a accompli l’essentiel de sa carrière à l’hôpital Sainte-Anne à Paris, au sein du service hospitalo-universitaire de santé mentale. Il est aujourd’hui auteur, chroniqueur, conférencier, une voix familière à beaucoup d’oreilles. Dans son dernier livre, Consolations, celles que l’on reçoit et celles que l’on donne, il parle de tout ce que l’on peut proposer à une personne dans la peine quand on ne peut pas agir sur la peine en elle-même. Il a écrit la préface du livret de l’exposition des portraits des anciens résidents de l’hospice asile et donnera une conférence à la Chartreuse de Neuville le 30 avril 2022, jour du vernissage. La fraternité dans l’adversité est au cœur de toute consolation et probablement le terreau de liens tissés au sein de l’hospice. Entretien…

L’hospice asile a accueilli à partir de 1947 des personnes considérées alors comme non adaptées et exclues de la société. Chaque année depuis sa fermeture en 1998, certaines y reviennent pour se remémorer leur vie entre ses murs. Quels types de consolation ont pu advenir dans ce lieu pour qu’elles y restent si attachés ?

C’est paradoxal pour les jeunes soignants d’aujourd’hui de découvrir au travers de ces témoignages que ce qu’ils auraient tendance à considérer comme des semi-prisons étaient en fait des lieux où les patients se sentaient en sécurité, utiles et reconnus en tant que personnes. J’ai connu cela comme jeune interne dans les années 80, des salles communes, des patients vivant parfois là depuis plusieurs décennies, et un petit monde clos, avec ses rythmes et ses règles immuables, à l’abri des hauts murs. La Chartreuse de Neuville et les asiles psychiatriques d’autrefois, étaient des lieux où ces patients sans défense, comme des escargots sans coquille, trouvaient leurs repères. On les prenait tels qu’ils étaient et ils n’étaient pas soumis à la nécessité d’être adaptés à la vie du dehors. C’étaient des patients très fragiles à une époque où les médicaments étaient bien moins efficaces et tolérés. On les faisait travailler, on leur donnait de petites tâches. La fonction psychologique, sociale et relationnelle de l’action est très importante. C’était leur donner un sentiment d’utilité et aussi détourner leur attention du délire, de la rumination. Ce que font parfois des gens endeuillés qui s’abrutissent dans le travail pour se détacher de leur douleur. L’action peut donc être un soulagement, sinon une consolation. Et puis, il y avait cet univers, comme un quartier dans une ville ou un village, ce lieu où tout le monde se connaissait, les connaissait. Pour avoir une bonne image de soi, il faut avoir le sentiment d’exister dans le regard des autres. La pire des situations, c’est d’être SDF dans une grande ville où personne ne vous regarde, personne ne s’adresse à vous, personne ne sait votre nom, encore moins qui vous êtes et, si vous allez très mal, personne ne réagit. Les résidents de la Chartreuse de Neuville avaient un lieu sur terre où ils avaient un nom, une place, et ils y ont développé un sentiment fort d’appartenance.

Un économe qui a géré l’hospice pendant 25 ans a déclaré à Nord Matin dans les années 70 : « Nous refusons la sensiblerie, le paternalisme… On ne protège pas outrageusement nos pensionnaires. Ils perdraient leur personnalité ». Que vous inspire cette phrase ?

Dans ces années-là, il s’agissait de corriger les excès de paternalisme passé, et c’est ce qui a été fait, de manière légitime, mais parfois un peu trop rapide, ce qui aggrava certains patients. Le principal reproche que l’on a fait au système asilaire, c’était qu’il maintenait les patients dans une forme d’immaturité. Mais bien souvent, les soignants recherchaient le juste dosage : les protéger sans les infantiliser, tenir compte de leur fragilité tout en les incitant à construire une relative autonomie, en les laissant sortir, exercer de petites responsabilités à la mesure de leurs capacités.

Vu de l’extérieur, cet hospice faisait peur et on menaçait les enfants, s’ils n’étaient pas sages, de les y envoyer. Quelle a été le rôle de la peur dans ce rapport à la différence, à la souffrance, à la déchéance, qui a pu être transmis aux enfants ?

Ce phénomène de déconsidérer l’hospice, il a existé partout. Dans toutes les villes où j’ai résidé, que ce soit à Montpellier, Toulouse ou Paris, on menaçait d’envoyer les enfants à Fonderelle, Marchant ou Charenton… Mais ce qui me frappait vraiment, c’était la méconnaissance des gens de ce qui se passait vraiment dans ces lieux. Ce n’était pas tant la peur qui faisait des dégâts que le manque de respect, par une trop grande distance entre ces mondes clos. Il ne faut pas oublier qu’au départ l’asile psychiatrique n’a pas été ouvert pour soigner les malades mais pour les écarter des autres citoyens que l’on protégeait ainsi de leur agitation. On prenait les personnes qui semaient le désordre dans la rue ou dans leur famille et on les enfermait, avec des criminels d’ailleurs. À partir de la fin du XVIIIe siècle, on a arrêté de mélanger dans les prisons les criminels et les « aliénés », qui se sont retrouvés dans les asiles. Mais pour revenir à la question, il me semble que c’est plutôt la peur du déclassement qui poussait à ce genre de paroles. Moi-même, j’ai le souvenir d’entendre des parents de copains dire « si tu ne travailles pas à l’école, tu finiras éboueur », autre parole maladroite. Dans une société qui était très ouvertement segmentée, elle le masque davantage aujourd’hui, les malades des hospices était la plus basse classe possible. Ils étaient juste au-dessus des clochards, considérés comme ces derniers dans leur incapacité à jouer un rôle social.

Finalement, à l’intérieur des murs de la Chartreuse, c’est une microsociété qui s’était organisée. On n’a jamais autant parlé d’inclusion. Quelle en est votre définition ?

Ces microsociétés comme celles de la Chartreuse avaient surtout comme caractéristique d’être faciles à repérer avec le porche et les murs tout autour. On était dedans ou on était dehors. Mais il y a beaucoup de microsociétés invisibles. Par exemple, quand vous êtes un grand bourgeois du XVIe arrondissement de Paris, il y a des tas de gens que vous ne croisez jamais, que vous ne croiserez jamais, vous ne savez même pas à quoi ils ressemblent, comment ils vivent. La tendance assez naturelle des gens, c’est de se regrouper en microsociété (en tribu, en fait) dont ils connaissent parfaitement les codes et dans lesquelles ils trouvent facilement leur place. Je crois que le désir d’inclusion, c’est le désir de faire reculer le plus possible toutes ces barrières sociales, visibles et invisibles. Ce qui est entrain de changer, c’est de ne pas se contenter de repousser ces barrières mais de faciliter la mixité, de s’efforcer de mettre en place des expériences, des lieux, qui facilitent la rencontre avec des gens que l’on ne croiserait jamais par ailleurs dans notre vie.

C’est votre expérience intime de la maladie qui vous a révélé la puissance de la consolation, une dimension du soin, à la fois si simple et si essentielle. Faut-il vivre la maladie dans son corps et son esprit, pour mesurer vraiment ce qui, à côté d’une prise en charge de la maladie, aide à restaurer une confiance suffisante en la vie ?

C’est le grand problème de notre fonctionnement psychologique. Il y a des tas de choses que nous savons intellectuellement mais tant que nous ne les avons pas vécues dans notre chair, c’est juste un savoir et ce n’est pas une expérience transformatrice. Effectivement, on sait tous que l’on va mourir mais on vit tous comme si on n’allait pas mourir en gaspillant beaucoup de nos bonheurs. La maladie grave, tout le monde préfèrerait l’éviter mais, s’il faut lui reconnaître une vertu, c’est qu’elle nous ouvre les yeux sur le temps précieux qui nous est donné par la vie. On comprend alors que ce qui est important, c’est l’amour, le lien aux autres. Sur son lit de mort, on ne se souviendra que de l’essentiel, ceux que l’on a aimé, ceux à qui on a su le dire, ceux qui ont su nous le dire ; pas de notre travail ou de nos succès… Quand on est gravement malade, et même si on reçoit les meilleurs soins du monde, on comprend que la consolation, c’est quelque chose de central, le sourire d’un brancardier, la visite d’un ami, les mots d’une infirmière…

Ce n’est pas facile de consoler, encore moins d’être consolé, quand l’horizon semble bouché. « Il faut de la patience et de l’humilité, des deux côtés », écrivez-vous. On est donc loin de toute injonction à prendre sur soi pour aller mieux ? Quel est le plus grand écueil à éviter dans cette intention consolatoire ? 

Si on craint d’être maladroit, on ne va rien faire, rien dire, changer de trottoir s’il le faut, c’est ce que décrivent parfois les parents endeuillés, qui ont perdu un enfant. Ils disent qu’ils ont l’impression d’être évités, comme s’ils étaient devenus radioactifs. En fait, les gens sont terrifiés par ce qui est arrivé à ces parents. Ils craignent de faire flamber leur peine. La plus grande erreur, c’est donc d’abandonner la personne dans le chagrin, de ne pas s’approcher pour la consoler. On ne laisse personne seul face à l’adversité. L’autre conseil capital, c’est de ne pas se lancer dans les grands discours sur la vie, la mort, le destin, ce qu’il faudrait faire… Il est essentiel de redescendre à un niveau plus sobre, offrir sa présence et proposer des actions simples du quotidien pour remettre la personne en lien avec la vie.

Vous insistez sur la temporalité de la consolation, le temps qu’il faut pour instaurer un lien, le bon moment pour l’offrir ou la recevoir. Or les soignants alertent sur ce temps de présence au patient qu’ils n’ont plus. Le temps de la consolation n’est donc dans aucune ligne budgétaire ?

C’est un des plus grands problèmes que l’on a, à l’hôpital, en médecine mais aussi dans les entreprises ou à l’école. Il y a des choses qui sont faciles à évaluer, le nombre d’intraveineuses posées, de patients vus… et d’autres qui ne le sont pas : les moments consacrés au réconfort et au dialogue. En entreprise, il y a ceux que l’on appelle les bienveilleurs ou bienveilleuses, les « toxic handlers » en anglais, les gens qui s’intéressent aux autres salariés en difficulté, prennent de leurs nouvelles et créent du lien. Quand ces gens soucieux des autres partent, l’ambiance change mais quand ils étaient là, les bienfaits de leur présence et leur apport en termes d’altruisme, de gentillesse, n’étaient pas forcément perçus comme précieux. On voit cela dans les familles aussi, je l’ai vu dans la mienne. Quand mes deux grands-pères sont décédés, il y a eu beaucoup de conflits dans la famille. Ils jouaient un rôle de pacificateur, de consolateur, de médiateur et ils arrondissaient beaucoup d’angles mais personne ne l’avait réalisé de leur vivant. Alors, oui, cette présence qui demande du temps n’est pas dans les lignes budgétaires. Ce n’est pas pareil de recevoir un patient 10 minutes et de lui prescrire un médicament ou de sentir qu’il cherche à exprimer quelque chose et qu’il va falloir l’écouter et y passer une heure.  A la fin de ma carrière à l’hôpital, j’avais imposé d’avoir une heure par patient mais c’était un luxe, accordé parce que j’étais connu et en fin de carrière.

On imagine plus naturellement la consolation dans un sens, la personne bien portante consolant la personne en souffrance mais avez-vous observé dans certaines situations une inversion de la consolation ?

C’est l’évidence même de la vie, qui console aujourd’hui sera le consolé de demain. Le déroulement d’une vie humaine, c’est une succession de moments plus ou moins heureux, plus ou moins douloureux. On peut donc être à un moment donné dans le besoin d’être consolé puis être en capacité de consoler à un autre. Après, il y a des gens naturellement plus aptes à consoler. Souvent, les hypersensibles aimés et nourris d’affection dans leur enfance, sont de très bons consolateurs, assez forts émotionnellement pour oser aller vers les autres. A l’inverse, des personnes qui n’ont pas été éduquées de manière sécurisante rencontrent des difficultés à aller vers autrui, alors même qu’ils sont sensibles à leur peine.  Cela dépend donc de notre passé et des épreuves que l’on traverse. A priori, le fait d’avoir expérimenté la vulnérabilité, de s’en être sorti par le haut, en évitant de se cadenasser et de s’endurcir, le fait d’avoir plongé puis refait surface avec gratitude, fait de la personne un meilleur consolateur. Personnellement, je suis sans doute un bien meilleur consolateur aujourd’hui…

Avec l’effet de surprise de la pandémie, on a sacrifié les liens aux exigences sanitaires. Pour protéger la vie des personnes âgées, on les a éloignées de la vie, avec les conséquences délétères de cette privation de liens. Les plus jeunes ont également été coupés de leurs pairs, à un âge où ils sont le centre du monde. A-t-on durablement endommagé des liens ?

Effectivement, on ne savait pas ce qu’était ce virus et, dans l’inquiétude et l’urgence, on a fait beaucoup d’erreurs, on s’y est mal pris. Comme il est fort possible de revivre d’autres pandémies, il faudra éviter de refaire les mêmes erreurs. Mais, à l’inverse, la crise a montré combien ces liens sont essentiels. Pour une personne en Ehpad qui n’a pas forcément des années de vie devant elle, c’est quand même mieux de la laisser voir ses proches, mêmes dans certaines conditions et quitte à prendre le risque qu’elle attrape le virus. Pareil pour les jeunes, on a compris que le lien est central dans leur vie et qu’il ne faut pas leur refaire un coup pareil, de les coller chez eux devant des écrans. Après, c’est un vrai débat philosophique, quel genre de vie voulons-nous avoir, une vie sous cloche, masquée, où on ne s’embrasse plus pour se protéger ? Ou une vie où on prend davantage de risques d’être exposé au virus pour maintenir nos liens de proximité ? Mais encore une fois, on a été pris de court et, de leur point de vue, les infectiologues, qui ont été mis seuls aux commandes, ont pris les bonnes décisions. Si une prochaine fois devait arriver, il faut souhaiter que les psychiatres soient eux aussi consultés pour envisager un compromis. Plus largement, ce n’est plus juste aux médecins de décider mais à l’ensemble des corps sociaux pour savoir ce que l’on souhaite comme modèle de société…

Vous avez écrit un livre intitulé Ces liens qui nous font vivre, éloge de l’interdépendance. Les mouvements migratoires, la pandémie ou la guerre à nos portes, avec toutes ses conséquences humaines et économiques, sont autant de preuves de notre interdépendance. On aime évoquer un éveil des consciences pour une transition vers le monde d’après, quel regard portez-vous sur ce conflit entre je fais partie d’un tout et un individualisme très ancré dans notre société ?

L’interdépendance, c’est l’évidence vu le monde dans lequel on vit.  Dans le moindre village du Mali, les gens peuvent se connecter sur internet et voir comment on vit ailleurs. Je pense que la plupart des humains rêvent d’un monde de paix, de fraternité, d’échanges et que la part des humains hostiles à la rencontre de l’autre est assez limitée. Mais les gens sont aussi très attachés à leur écosystème social, à leur culture. Si je prends l’exemple des mouvements migratoires, je crois que le mécanisme problématique à l’œuvre n’est pas forcément le rejet de l’autre mais la peur de perdre l’écosystème social et culturel auquel on tient profondément. La plupart des gens vous racontent toujours les mêmes histoires : « j’ai des voisins musulmans super sympas mais je ne veux pas qu’il y ait des horaires de piscine réservés aux femmes, etc. ». Ma conviction, en tant que psychiatre, c’est que le fond de l’âme humaine, c’est la fraternité. Mais un autre besoin fort, c’est la sécurité psychologique : donc je suis prêt à accueillir si cela ne modifie pas mon environnement ; or quand on accueille, on accueille des personnes habituées à d’autres écosystèmes. Donc je n’ai pas de réponse à cette question sinon la nécessité de cultiver l’accueil tout en protégeant suffisamment les écosystèmes ! C’est un boulot d’orfèvrerie, délicat, hautement sociologique et politique, mais dans lequel les émotions humaines jouent un rôle central, facilitateur ou destructeur, qu’il faut prendre en compte…

Pour revenir à la vie de l’hospice asile, vous écrivez dans la préface du livret de l’exposition : « Il nous reste à inventer la psychiatrie de demain, qui se souvienne de la nécessité de protection, de proximité, d’activité et d’utilité dont les patients fragiles ont besoin. Mais qui sache les combiner avec l’ouverture, la stimulation et la déstigmatisation qui leur manquait jadis. » Que ce soit avec les personnes en situation de handicap ou les personnes en perte d’autonomie, les conditions de cet équilibre ne sont pas simples à mettre en œuvre. Sommes-nous prêts à accueillir cette différence et à accepter que des consolations et des prises de conscience puissent venir des plus fragiles ?

Je crois que l’on est prêt en profondeur mais pas en surface ! Je pense que les humains ont un bon fond et de mauvais réflexes et que la fréquentation des gens différents obéit à ce schéma. Notre vérité profonde est dans la fraternité. On est une espèce sociale et on se sent bien dans la relation à l’autre. Et chaque fois que l’on rejette les autres, on se sent moins bien. Mais on a plein de mauvais réflexes comme de juger quelqu’un qui parle et marche bizarrement, qui ne se comporte pas comme nous… On a du travail pour surmonter cette part superficielle de nous, alimentée par le manque de réflexion, les clichés, les stéréotypes. Des initiatives comme celles de la Chartreuse de Neuville qui essaient de faire se rencontrer des gens qui ne se croiseraient pas forcément en dehors de ses murs vont dans ce sens…

Propos recueillis par Nathalie Cuvelier