Universitaire et écrivain français natif du Montreuillois, Bruno Béthouart se définit comme un historien amoureux du patrimoine. Ses grands thèmes de recherche sont la démocratie chrétienne, le syndicalisme chrétien en France et en Europe et l’histoire politique, sociale et religieuse en France et dans la région Nord-Pas-de-Calais. À la fin des années 2000, il s’intéresse à la vie politique et devient maire de Montreuil-sur-Mer de 2008 à 2014 et, durant la même période, président de la Communauté de Communes du Montreuillois. C’est à ce titre qu’il apportera son adhésion au projet de La Chartreuse de Neuville, persuadé de la nécessité de sauvegarder cet héritage patrimonial et d’en faire un outil de développement et de valorisation…

Quel était le rôle premier des abbayes ?

Leur rôle premier, c’était « orare et laborare » : prier et travailler. La société était divisée en trois catégories : en tout premier les « oratores », ceux qui priaient, en deuxième les « bellatores », ceux qui combattaient avec la charge d’assurer la sécurité et le respect de l’état de droit dans la société et enfin les « laboratores », ceux qui travaillaient. Cette distinction, qui instaurait une hiérarchisation et plaçait la prière au sommet, n’excluait pas des liens entre les uns et les autres. C’était une construction de la société dans laquelle chacun avait son rôle, sa fonction, et qui procédait par capillarité. Au sein même des monastères et abbayes, les « temples de la prière », il y avait les moines et les frères convers, les laboratores, chargés de mettre en place toute une gestion de l’économie du monastère. En fait, ceux qui travaillaient le faisaient pour eux-mêmes mais aussi pour ceux qui étaient chargés de la prière, pour les clercs en général et pour l’aristocratie et la noblesse, qui avait comme fonction de défendre la société. Le respect du rôle de chacun était indispensable au bon fonctionnement général.

Dans quelle mesure avaient-elles un rôle économique/social/éducatif/culturel/d’innovation, à quelle échelle territoriale et avec quelles retombées ?

En termes de territoire, ces abbayes et monastères fonctionnaient dans le cadre de l’Église catholique, romaine, qui avait à cette époque-là – le nouveau monde n’avait pas été encore découvert –  une dimension essentiellement européenne, correspondant au bassin méditerranéen au sens large. Chaque ordre, chaque famille monastique, avait une dimension qui dépassait l’échelon régional et national et pouvait s’intégrer dans un cadre international. En ce qui concerne leur activité, toute une partie était liée aux livres, les livres anciens « laïques » avec les auteurs grecs et romains et les textes saints de la Bible, à l’écriture, à la copie et au développement, avant l’arrivée de l’imprimerie, de cette connaissance culturelle. Leur rôle social était lié à un point essentiel dans les règles de l’Ordre de Saint-Benoît et de Saint-Augustin :  la fonction charitable, au sens large du terme, c’est-à-dire l’accueil des pauvres, des pèlerins, des hôtes de passage, quelle que soit leur condition sociale. Enfin, leur rôle économique consistait à faire en sorte que la communauté des frères puisse avoir de quoi manger et, grâce au vœu de pauvreté fait par les moines dans chacune des abbayes, à investir l’argent disponible dans une activité foncière et financière qui amène les monastères vers une économie, plus seulement vivrière, mais à caractère commercial et bancaire. Une des sources essentielles de cette richesse des monastères était liée aux rentes foncières ou financières, aux legs et donations offerts aux moines par ceux pour lesquels ils priaient. Cette richesse accumulée est alors utilisée par les moines pour leurs actions de charité, le développement de leurs activités et l’innovation socio-économique.

Cette richesse ruisselait-elle sur les territoires ?

Les abbayes, de manière très nette aux VII e et VIII e siècles et tout autant dans les siècles suivants, sont le plus souvent le point d’origine des villes dans toute l’Europe et le bassin méditerranéen. L’exemple le plus frappant dans la région, c’est Abbeville, la ville de l’abbé, dont le développement s’est fait en lien avec l’abbaye de Saint-Riquier. Montreuil vient de monasteriolum (petit monastère) et il y aurait tant d’autres exemples à donner. Les abbayes, installées parfois dans des territoires isolés et déserts, vont être souvent à l’origine de l’urbanisation du fait même de leur dynamisme.

Elles ont donc été de vrais laboratoires de développement juridique, politique, socio-économique et culturel ?

Des lieux d’expérimentation qui vont développer des villes dans lesquelles ils vont être des acteurs socio-économiques, à partir desquelles ils vont développer des moyens de communication puisque ces abbayes étaient en réseau. Enfin, ils vont développer ce dont une société a absolument besoin pour se pérenniser, la transmission des connaissances.

En parlant de transmission, comment les lieux patrimoniaux peuvent-ils aujourd’hui s’inspirer de leur passé pour se réinventer avec des visions et missions adaptées aux enjeux de leur territoire et de l’époque actuelle ?

C’est une grande question au cœur du projet de La Chartreuse de Neuville. Pour ces lieux, il y a deux possibilités : des abbayes qui continuent à être des « oasis » de prière ou qui deviennent des sites comme La Chartreuse de Neuville où la mémoire et le respect de la fonction monacale et ses aspects spirituels et socio-économiques peuvent donner une justification à des innovations actuelles. L’imprimerie, qui était le media de l’époque, l’équivalent de tous les réseaux sociaux aujourd’hui, a été un des aspects essentiels de l’innovation des abbayes et particulièrement de La Chartreuse de Neuville dans la période médiévale. Ces lieux étaient des vecteurs culturels, non seulement dans le mode de transmission – l’imprimerie, l’enluminure – mais aussi dans la référence à ce qui fait la racine de la société encore aujourd’hui, notamment les auteurs anciens et la culture biblique.

Quel regard portez-vous sur le projet de La Chartreuse de Neuville que vous avez connu au démarrage en qualité de président de la Communauté de Communes du Montreuillois ?

Un regard plein de joie et de fierté. Il arrive que des responsables politiques voient clair sur l’avenir en regardant le passé. Je suis très reconnaissant à tous les collègues qui étaient comme moi en responsabilité d’avoir accepté ce pari un peu fou. La nécessité de sauvegarder La Chartreuse de Neuville était pour l’historien amoureux du patrimoine que je suis absolument indispensable. Il fallait faire d’un héritage patrimonial un outil de développement et de valorisation et je crois que cet engagement pris est passé auprès de mes collègues, non sans difficultés à certains moments,  mais le projet s’est poursuivi grâce au soutien de mécènes, de l’État, de la région, du département plus tardivement et de l’adhésion de la Communauté de Communes du Montreuillois.

Quel rôle de moteur territorial a-t-il aujourd’hui et pourrait-il avoir à l’avenir ?

Ce projet a un impact ne serait-ce que dans l’énorme mobilisation de toutes les compétences requises pour la sauvegarde du lieu : les organismes d’État, les entreprises et artisans du bâtiment… Et il y en a pour des années encore. Maintenant que la Chartreuse de Neuville est rétablie dans son intégrité, restent toutes les phases d’expansion possibles et l’activité qui en découlera. Il n’y a plus de priants à La Chartreuse mais il y a toute une activité charitable au sens large et noble du terme, c’est-à-dire la lutte contre l’illettrisme, la prise en charge de personnes en difficultés, l’accompagnement de jeunes éloignés de l’emploi, un souci réel de développement économique du territoire, l’accueil des scolaires. Beaucoup de ces activités  qui existaient à l’époque médiévale peuvent continuer à être tout-à-fait pertinentes dans le respect d’un lieu aujourd’hui laïque.

Quel trait de force de ces abbayes est-il pour vous le plus intéressant dans le contexte actuel ?

Les abbayes sont d’abord belles et la beauté est un élément essentiel dans une société qui ne porte pas toujours assez attention à ce qui élève. La beauté rend l’homme meilleur et elle se manifestait dans l’architecture et dans les magnifiques chants qui existaient à cette époque-là. Les projets artistiques et culturels sont aujourd’hui absolument indispensables dans ces lieux à part, qui permettent de se dégager de cette espèce de vitesse supersonique dans laquelle notre société vit comme elle peut. Prendre du temps, se mettre en retraite, en retrait d’une vie trépidante, qui peut être passionnante mais qui oublie l’essentiel, retrouver la capacité de se poser et d’avoir des relations distanciées et profondes, me semble une des raisons d’être aujourd’hui de ces lieux à part. Enfin, rouvrir à l’accueil de la différence, de la fragilité, c’est revenir aux fondamentaux de la mission de La Chartreuse de Neuville, telle qu’elle a été définie par ses pères fondateurs.

Propos recueillis par Nathalie Cuvelier