« La biodiversité évolue dans un équilibre global, elle constitue une ressource essentielle et permet l’adaptation si on la préserve. » Louis-Philippe Blervacque est le président d’Auddicé, une organisation qui accompagne les entreprises, les territoires et leurs acteurs dans les domaines de l’urbanisme, de l’environnement, de la biodiversité, de l’aménagement et de la transition écologique. Afin de partager son expérience personnelle et celle d’Auddicé, il a organisé plusieurs « Rencontres Entreprises Territoires Développement Durable » dont la dernière, en 2022, consacrée à la biodiversité. Elle sera au cœur de son intervention le 5 septembre à la Chartreuse de Neuville autour de cette question : « La biodiversité sous toutes ses formes, source de résilience ? ».

La biodiversité est pour vous d’une importance déterminante pour notre avenir. De quoi parle-t-on et quels en sont les enjeux principaux ?

La biodiversité, c’est la diversité des êtres vivants (plantes, animaux, champignons, bactéries…) ainsi que des écosystèmes dans lesquels ils vivent, mais c’est aussi la diversité des gènes et des variétés.. C’est donc tout le vivant qui nous entoure, le milieu dans lequel il se développe et les interactions entre les espèces et avec ce milieu. Si l’on prend l’exemple de l’eau, dans un milieu pollué, la biodiversité est moindre : on observe moins d’espèces et certaines meuvent prendre le dessus sur les autres et proliférer en dégradant encore plus le milieu.. En termes d’enjeux pour l’avenir, il faut réaliser que la biodiversité est à la base de la vie et de notre environnement. A titre d’exemple, elle produit l’oxygène, notre alimentation, des ressources pour se soigner et s’habiller, des matériaux pour notre habitat et elle joue un rôle important dans la régulation du climat et la gestion de l’eau. Si on réduit la biodiversité dans un bassin versant (1), cela augmente les phénomènes de ruissellement et d’érosion. De même, quand on végétalise un environnement urbain, on en réduit la température de plusieurs degrés en été. Avec la biodiversité, nous vivons dans un équilibre à préserver !

Difficile de ne pas penser aux inondations qui ont touché notre territoire…

Bien sûr. Il y a toujours eu des inondations et on sait qu’en construisant dans un lit majeur (2), on prend un risque, ce que l’on a eu tendance à oublier. Au-delà des phénomènes naturels, nous observons une aggravation liée principalement à l’artificialisation des milieux, notamment l’imperméabilisation de surfaces entières avec des parkings, des routes, des lotissements, mais aussi à la modification des pratiques agricoles qui peut modifier l’écoulement des eaux. On a également oublié que la biodiversité est notre alliée naturelle. Si on transforme des versants de vallée qui étaient en pâturage, en prairies de fauche ou boisés et qu’à la place on y fait des cultures avec des sols nus et des pratiques culturales non adaptées, l’eau va beaucoup moins s’infiltrer et provoquer en plus l’érosion de ces sols. Et là, c’est en plus notre richesse agricole qui part dans les cours d’eau. Cela ne veut pas dire que l’on ne peut pas faire de surface agricole sur ces versants mais peut-être limiter la taille des parcelles, les délimiter avec des bandes enherbées (3) ou des haies, et travailler les sols pour qu’ils soient vivants et aérés.

De nos jours on associe les mots biodiversité, hybridation, au sens de la complémentarité des ressources ou des acteurs, et résilience, comment les articulez-vous ?

La diversité des gènes et des espèces constitue une source majeur de la biodiversité. Si vous partez sur un milieu monospécifique avec une plantation d’épicéas, de pins, ou une seule espèce de pommiers dans votre verger, et qu’une maladie ou un coup de gel arrivent, vous allez perdre une grande partie voire la totalité de votre plantation ou culture. Dans les Landes, quand il y a encore quelques chênes dans les boisements de pins, ces derniers sont plus résistants. J’ai évoqué le fait que la biodiversité était notre alliée et je pense que l’on peut s’en inspirer à plusieurs niveaux, en valorisant la variété et la complémentarité des compétences et des activités pour produire de la résilience dans nos organisations mais aussi en veillant au respect de notre environnement. Je vais prendre à nouveau l’exemple de l’eau, on a construit notre bâtiment sur une friche minière et on a fait attention à pouvoir infiltrer nos eaux pluviales sur le site, grâce notamment à la création d’une mare écologique. Nous avons également mis en place deux façades végétalisées pour nous protéger contre les rayonnements solaires l’été.

Sur votre site, un des titres est « transformer les contraintes en forces ». Est-cela être résilient ?

Tout-à-fait et cela s’applique particulièrement avec la biodiversité. Quand on arrive sur site qui a une biodiversité sensible, il faut non seulement la protéger mais voir comment en faire un atout pour le projet.

Quel rapport entre l’action humaine sur un jardin, des cultures, des modes de production et le management dans une entreprise ?

Je pense déjà que tout manager devrait avoir à cœur de créer des conditions favorables au confort, à la créativité et à l’engagement de ses collaborateurs avec, par exemple quand cela est possible, un espace de travail végétalisé, un petit jardin, une terrasse…  Par ailleurs, si en tant que manager, je m’étais uniquement entouré de personnes qui ont le même profil que moi,  je pense que nous n’aurions pas eu le même développement. Je me suis entouré d’un large panel de compétences complémentaires et je n’ai jamais eu peur de travailler avec des personnes plus compétentes que moi et très différentes dans leur manière de fonctionner car cela produit de la résilience. Au démarrage, nous ne faisions que études environnementales, et puis nous ont rejoints des urbanistes, des paysagistes, des géographes, des architectes, ce qui nous a permis de développer une palette d’activités et une autre forme de résilience par rapport aux évolutions de nos activités.

 Qu’est-ce que la nature nous apprend en tant qu’humain et en tant qu’organisation ?

Le point dont j’ai pris pleinement conscience au cours de mes études en écologie, c’est que la biodiversité évolue dans un équilibre global qui permet l’adaptation. Si une perturbation ou une action affecte un élément, du milieu, c’est l’ensemble du milieu qui est modifié. Nous avons donc une responsabilité majeure à l’égard de la biodiversité dans nos entreprises mais aussi le  pouvoir d’agir !

A la Chartreuse de Neuville, on parle biodiversité dans les jardins, biodiversité humaine au sens de diversité et complémentarité des personnes, y compris fragilisées, qui permettent au quotidien sa renaissance et sans lesquelles cette renaissance ne pourrait être possible, hybridation des financements du modèle économique de renaissance de ce grand patrimoine et résilience de l’association face aux contraintes rencontrées depuis plus 16 ans, que vous inspire le projet actuel ?

Ce qui me marque c’est la vision, les valeurs, la ténacité et la capacité à mettre autour de la table une diversité de parties prenantes et à ne pas être dépendant d’un seul acteur, notamment en termes de sources de financement.  Tout cela rejoint les mécanismes d’équilibre déjà évoqués et la capacité de résilience que cela induit.

Dans son histoire, la Chartreuse a été un lieu où des communautés (les pères et les frères chartreux, les résidents de l’hospice et leurs soignants, les réfugiés belges) ont su s’organiser en donnant un rôle à chacun dans un fonctionnement assez atypique ou un contexte exceptionnel, est-ce transposable aujourd’hui ?

Je vais répondre au travers de mon expérience professionnelle, notamment de mon engagement dans la permaentreprise. Auddicé est une des entreprises pionnières dans ce modèle inspiré de la permaculture et initié par le chef d’entreprise Sylvain Breuzard (4). Quand nous avons travaillé sur notre modèle, un des axes importants a été de mieux valoriser et reconnaître le travail et le rôle de chacun et que chaque collaborateur soit convaincu que sa contribution a du sens. Si on extrapole ce besoin a la société, je pense que nombre de problèmes de société surviennent lorsque  des personnes ne se sentent plus reconnues dans aucun rôle.

Dans vos interventions, vous parlez de leviers pour agir, de pouvoir d’agir. A la Chartreuse de Neuville, nous voulons démontrer que les grands patrimoines peuvent devenir des moteurs territoriaux, sur quels axes pensez-vous que ces lieux sont les plus légitimes pour transformer les territoires ?

Dans nos entreprises, nous disposons d’un vrai pouvoir d’agir puisque l’on peut prendre des décisions et les mettre en œuvre rapidement avec les budgets adéquats. En outre, ce sont les entreprises qui créent les produits et les services dont nous avons besoin (nourriture, les matériaux, les éco solutions de demain…). Mais encore faut-il en avoir la volonté de l’écoresponsabilité. Aussi je comprends que la Chartreuse de Neuville, en tant que grand patrimoine remarquable, souhaite s’engager sur son territoire en devenant un lieu d’expérimentations où se croisent différents acteurs porteurs de projet. Je suis convaincu que la transition écologique viendra des acteurs de terrain et que la Chartreuse peut insuffler un pouvoir d’action et contribuer à des projets de territoire.

Vous menez des actions auprès des entreprises pour les amener à ces enjeux de transition et de développement durable. Est-ce que vous sentez que cela bouge dans le bon sens ?

il m’apparaît que l’on n’agit pas à la hauteur des enjeux et l’on n’est pas encore au rendez-vous, ni en nombre d’entreprises engagées ni en nombre d’investissements réalisés.  On voit que la prise de conscience augmente mais cela ne se traduit pas suffisamment dans le passage à l’acte. En termes de RSE, la responsabilité sociale de l’entreprise, ce sont souvent des actions insuffisantes accompagnées de communication décalées au regard des enjeux. Le minimum est déjà de réaliser un diagnostic sérieux et un plan d’actions en conséquence. Dans cet objectif, le bilan carbone de l’entreprise est l’un des bons outils à déployer. En ce qui nous concerne, nous avons constaté que 50% de nos émissions à effet de serre sont dus à nos déplacements. Or il y a plein de solutions pour travailler sur une mobilité moins impactante sur l’environnement et souvent plus économique : transports en commun, marche à pied, vélo, covoiturage, télétravail, décarbonation de la flotte automobile…. Nous devons travailler sur une  systémique plus exigeante et revoir le modèle de l’entreprise en se demandant que faire de la richesse créée. Sur quoi la réinvestir ? Il va falloir intégrer dans nos gènes le prendre soin de la planète, de l’humain, et le partage de la richesse créée entre ce qui doit financer le développement de l’entreprise, ce qui revient aux salariés, aux investisseurs et à la société pour agir à la hauteur des enjeux de développement durable.

Je viens de donner une image un peu pessimiste mais lucide de l’engagement actuel de la majorité des entreprises mais je tiens aussi à dire que beaucoup veulent bien faire mais ne savent pas par où commencer ni comment s’y prendre. J’observe que beaucoup mènent déjà des actions intéressantes sans savoir que c’est de la RSE. Ma réponse est de leur dire que toutes peuvent y parvenir. Chacune aura sa trajectoire spécifique. Le tout est de se fixer un cap ambitieux à la hauteur des enjeux et de s’y mettre ! Marche par marche, toutes les entreprises peuvent y arriver.

Que souhaitez-vous transmettre lors de cette conférence ?

Que chacun peut intervenir à son échelle, notamment pour la biodiversité. Je voudrais donner à chacun des pistes et des leviers pour agir, dans son jardin, son entreprise, sa collectivité…

Propos recueillis par Nathalie Cuvelier

 

  1. Territoire géographique correspondant à l’ensemble de la surface recevant les eaux qui circulent naturellement vers un même cours d’eau ou vers une même nappe d’eau souterraine.
  2. Surface souvent vaste qui n’est inondée qu’en cas de crue. Il est situé de part et d’autre du lit mineur du fleuve ou de la rivière.
  3. Couvert végétal d’au moins cinq mètres de large composé d’une flore adaptée aux caractéristiques spatiales de la parcelle, à son environnement ainsi qu’aux exigences de l’exploitant.
  4. Ce modèle vise à obtenir une production efficace, utile aux humains, sans nuire à la planète, en faisant un usage sobre voire régénératif des ressources et en partageant équitablement les richesses.