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Psychologue et psychanalyste, Hélène Viennet a travaillé dans des services hospitaliers de soins palliatifs. Elle intervient au domicile de patients atteints de maladies graves et de leurs familles et anime des groupes de paroles pour des soignants et des bénévoles. Elle a écrit « A l’écoute des proches aidants » (1) pour leur rendre grâce, en témoignant non seulement de la complexité des situations mais aussi des affects éprouvés lorsque la maladie, le handicap, la démence surviennent dans une maison sans y avoir été invités. Elle y fait entendre « ces mots, pensées et sentiments qui n’osent ni se dire ni se partager » et elle met en avant la richesse des accompagnements qui ouvre une éclaircie sur l’horizon quand tout semble si bouché…
« Au départ j’ai été infirmière et j’ai mené, dans le même temps, mes études en psychologie clinique psychanalytique. Je m’occupais la nuit de jeunes patients qui mouraient du sida et j’étudiais le jour. Je voyais toute la souffrance des patients, de leurs proches et des soignants. En tant que psychologue, portée par cette première expérience, j’ai commencé à travailler dans des services de soins palliatifs. Je me suis occupée d’une part des patients, avec une attention particulière pour leur entourage et, d’autre part, des soignants pour qui il est si difficile de dire lorsque ça va mal et combien ce qu’ils vivent est parfois compliqué. Le malade, même s’il ne le souhaite pas, est au centre de toutes les attentions. Quand la maladie s’invite sans avoir été invitée, n’est-ce pas tout l’équilibre de la famille qui est bouleversé ? L’expérience nous montre que les proches n’expriment que difficilement leurs souffrances, or j’ai depuis toujours à cœur de donner la possibilité à chacun d’exprimer combien cela parfois est difficile, combien parfois l’envie que ça s’arrête est présente. Je sais que ces pensées tant redoutées sont lourdes à porter. L’expression et le partage avec un professionnel extérieur permet de ré ouvrir l’horizon, de déculpabiliser, et même de trouver du plaisir à être là. »
« Pour moi, parler des proches ou des soignants, c’est ne jamais oublier le malade qui est au centre. C’est comme une valse, une valse à trois temps. Je m’intéresse à comment ça danse et si ça ne tourne pas bien, je cherche d’où vient le blocage pour redonner du mouvement. Cette valse s’interrompt souvent, il y a beaucoup d’à-coups et c’est normal. Le malade voudrait être un super malade autonome, le soignant un super soignant qui soulage douleurs et symptômes, le proche un super proche infatigable. Chacun se donne beaucoup d’impératifs : le malade voudrait ne pas déranger, le proche être toujours disponible, le soignant toujours au top mais le rythme à trois temps d’une valse fluide est impossible à tenir sur la durée… »
« C’est l’intrusion de la maladie qui va les rapprocher car, dès lors, ils ont besoin les uns des autres. Lorsque les proches deviennent des « aidants », les soignants, tout comme la société, comptent de plus en plus sur eux. »
« Les soignants ne sont pas touchés de la même manière. Ils peuvent être affectés, émus, mais ils restent professionnels. D’ailleurs, on le voit bien, quand des soignants deviennent aidants d’un de leurs proches, ils sont parfois très en difficulté. Ce qu’ils savent faire pour les autres, ils ne peuvent le faire de manière identique pour leur famille. C’est souvent très douloureux… Il y a donc une distinction. A partir de cette différenciation, un partenariat peut se tisser. Les professionnels exercent leur savoir-faire et les proches sont là, pris dans leur histoire singulière. Les proches ont peur de devenir des soignants de substitution, que l’on compte sur eux au point qu’ils en perdent leur relation première avec la personne qu’ils accompagnent. »
« Oui, et c’est compliqué pour les soignants, mais n’est-ce pas une richesse ? Si on l’entend comme une forme de rivalité, de compétition, de rapport de force, alors on oublie que les points de vue sont complémentaires. Si c’est la curiosité qui prime, « ah bon, dites-moi comment vous faites ? », alors le savoir du soignant va s’enrichir de la connaissance du proche. Je préfère toujours la conflictualité au conflit. La conflictualité, c’est pouvoir déployer une palette de regards différents qui deviennent complémentaires face à une même situation. Le soignant a un regard objectif, professionnel, riche de son expertise et de son expérience, le proche sait autre chose, autrement. Si on ne reste pas chacun dans sa posture, un pas de côté est possible et le dialogue, la rencontre et le partage s’engagent. »
« Non, c’est extrêmement difficile, souvent parce que les proches sentent qu’on a besoin d’eux mais qu’on ne les écoute pas. Ils se sentent à la merci d’un système de santé qui leur demande beaucoup au domicile et les relègue ensuite à l’hôpital. Quand on leur demande par exemple de sortir pendant une toilette alors qu’au domicile c’est eux qui font cette toilette, c’est violent. Ils le vivent comme une exclusion. S’ils revendiquent un « je sais mieux que vous », c’est parce qu’ils sont très souvent face à l’impuissance de n’être pas entendus. Leur donner la parole quelques minutes peut suffire pour enclencher le dialogue et apaiser les relations : « Comment vous le trouvez ? Ah, vous le trouvez comme ça ? Vous voyez des choses que je ne vois pas, évidemment je ne suis pas là tout le temps … ». Si les soignants écoutent les proches, alors les proches écouteront les soignants. Un lien de confiance s’instaurera. Il faut aussi accepter que les proches ne soient pas toujours dans un état qui leur permet de bien entendre les soignants. Ils ne savent plus, ils n’ont pas vraiment entendu ce qui a été dit, ils ont entendu ce qu’ils étaient capables d’entendre, à ce moment-là. Quand je parle de soignants, je parle des médecins, infirmières, aides-soignantes, des auxiliaires de vie, tous ceux qui entourent le malade. »
« Dans un premier temps, ils ne peuvent pas se reconnaître ainsi. Ce n’est pas qu’ils ne veulent pas, mais pour eux ce qu’ils font est normal et puis il n’y a personne d’autre qu’eux pour le faire. On a besoin d’eux et ils sont là, jour et nuit, présents pour le malade, présents pour les soignants, à ouvrir la porte du domicile, à organiser le quotidien … Certains disent qu’ils sont comme « des chefs d’une petite entreprise ». C’est vrai qu’il ne peut pas y avoir de retour à la maison sans la disponibilité d’un proche. On les a nommés aidants mais eux, ils ont du mal à s’y reconnaître : se reconnaître aidant c’est risquer de perdre leur qualité de proche et se sentir réduit à l’aide qu’ils peuvent apporter. Mais cette reconnaissance ouvre aussi à la possibilité d’être aidé. C’est en cela que la notion est riche. Se reconnaitre aidant passe toujours par un tiers. Des associations proposent de l’aide aux aidants mais, pour certains, c’est impossible d’y aller car ils ne savent pas qu’ils sont aidants ! Ensuite, si on leur dit : « il faut vous reposer, on va vous aider, venez au café des aidants, ça vous fera du bien, vous êtes épuisés », ils entendent un jugement. « Tout le monde me dit de me reposer, mais je ne sais pas comment faire » … Si la proposition part d’une invitation à partager un savoir-faire, transmettre des trouvailles, des petits trucs qui facilitent la vie, alors ils peuvent faire ce premier pas si difficile. Et c’est vrai qu’ils ont bien souvent, sans même le savoir, inventé mille choses ! »
« Le statut, ça aide le politique, le social, le système de santé. Ce statut a une double fonction : une fonction extrêmement positive qui est de les reconnaître pour leur proposer de l’aide et une fonction qui risque de les instrumentaliser. Ils ne veulent pas qu’on parle à leur place, qu’on sache mieux qu’eux, qu’on les enferme dans un rôle et ils ont bien raison ! Si on leur dit vous êtes aidants, ils répondent « mais non, je m’occupe de ma maman, c’est normal », mais est-ce si normal de faire la toilette de sa maman ? Il est possible de considérer que cela est normal et dans le même temps de reconnaitre que ce n’est pas si facile. Interrogeons l’écart. Accueillons le fait qu’ils puissent dire que cela est normal et que ce n’est pas facile. »
« Reconnaître les proches aidants, c’est reconnaître qu’ils sont parties prenantes de ce maillage autour de la personne malade. On le voit, c’est un partenariat compliqué pour les raisons déjà évoquées, qui ne peut se construire que petit à petit en respectant la place délicate des proches. A l’inverse, les proches ont vraiment besoin et doivent laisser la place aux soignants pour les soins, la prise en charge de la douleur, les gestes très techniques… Et ils ont si peur ! Seule une relation de confiance peut apaiser les différents protagonistes. »
« Il y a effectivement des enfants, des conjoints ou des parents qui ne peuvent pas. « Je ne peux pas » est différent de « je ne veux pas ». Pourquoi le proche ne peut-il pas ? Voilà une question intéressante à poser avant de juger. Ce « je ne peux pas » est toujours à entendre en lien avec l’histoire familiale. Est-ce qu’il s’exprime au début de la maladie, au bout de plusieurs années, en lien avec une pathologie, après un précédent accompagnement ? On ne peut pas forcer quelqu’un et c’est toujours si riche d’entendre ce qui s’énonce au-delà du « je ne peux pas ». Souvent alors les propositions d’aides peuvent se déployer et les positions familiales changer… »
« C’est pour cela qu’il faut des équipes pluridisciplinaires, les soignants n’ont pas le temps pour entendre ces mots, ces pensées ou sentiments qui n’osent ni se dire ni se partager. Et de mon côté, je ne peux entendre le proche aidant que parce que je sais qu’il y a une infirmière qui prend en charge la douleur du malade, des auxiliaires de vie qui sont là tous les matins au domicile pour venir s’occuper de lui. C’est capital. Et si on le peut, c’est encore plus riche de pouvoir ensuite échanger et de se parler. Mais souvent le temps manque, alors on fait autrement. Chacun invente. »
« La notion d’aidant acquiert sa richesse dans le collectif. Il faut inscrire les aidants dans un partenariat et pas les assigner à un rôle où ils sont seuls, terriblement seuls. Si le proche est tout seul à la maison, il peut bien hurler qu’il n’en peut plus, de toute façon, il est là. Au sein d’un collectif, on pourra entendre, accompagner ce qui est difficile et proposer des séjours de répit. De plus en plus d’équipes pluridisciplinaires et de maisons de répit se développent sur les territoires. Un DIU répit existe depuis 5 ans à Lyon (2) pour réfléchir à ces questions. Nous n’avons pas tous les mêmes compétences. Travailler ensemble c’est convertir les rivalités en richesses. Et le malade, ne l’oublions pas, cela le rassure, le conforte, de savoir que son proche n’est pas ou n’est plus seul. »
« Admettre et accepter de l’aide n’est pas facile et provoque des conflits psychiques intimes très forts. Par exemple, on peut avoir besoin de l’autre et ne pas supporter qu’il soit là car, n’est-ce pas là le signe que la maladie s’aggrave ? On voudrait éviter d’y être confronté. Alors on voit des malades et des proches exprimant en même temps une demande et un refus, c’est très difficile pour tous. L’aide doit être distillée, apportée à petits pas. Il faut en quelque sorte prendre la température au domicile, voir ce qui s’y joue. Le risque est de vouloir faire trop vite, trop bien, au risque de faire violence. Heureusement, entre ces deux extrêmes, solitude absolue et aide « intrusive », il y a tout un déploiement d’aides possibles. Là encore, les compétences d’une équipe pluridisciplinaire qui se questionne est capitale. Car les humains sont bien surprenants ! Un malade par exemple va le même jour pouvoir dire à l’auxiliaire de vie qu’il voudrait qu’on le laisse tranquille et à la psychologue qu’il a besoin d’aide pour sa toilette. Les incompréhensions au sein d’une équipe sont inévitables mais elles viennent souvent de l’ambivalence des patients se projetant sur les soignants. Chaque soignant croit à juste titre détenir La Vérité du malade et de la famille, or il y a toujours plusieurs vérités en même temps ! Le comprendre permet de doser et parfois d’oser proposer moins d’aide. C’est un véritable travail d’équilibriste qui se met en place autour du malade et de ses proches. »
« J’ai appris qu’à entendre les soignants, les malades et les proches s’ouvrent des espaces de créativités et de rêveries. C’est un peu une provocation de dire que rêver est encore possible alors qu’il y a la maladie, le handicap, la mort, mais la rêverie permet d’entendre les richesses, soutient le lien et permet de garder les pensées vives et créatives : une éclaircie à l’horizon… »
Propos recueillis par N. Cuvelier
1) « A l’écoute des proches aidants, du répit à la rêverie, approche psychique des émotions », Éditions Seli Arslan, Paris 2020
2) Diplôme Inter Universitaire De Répit : « Vous êtes médecin, infirmier, psychologue, assistant social, responsable ou salarié d’un établissement de répit, d’un organisme de prévoyance, d’une collectivité territoriale vous souhaitez faire évoluer vos pratiques professionnelles, le DIU de répit vous propose une formation reconnue pour permettre de mieux appréhender et accompagner les situations vécues par les proches aidants. » Plus d’information : http://www.formation-repit.fr/