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Diplômée de Sciences-Po Paris, Gabrielle Légeret a participé en 2016 à la création de Chemins d’avenirs qui accompagnement de jeunes ruraux dans leur orientation puis fondé en 2021 l’association De l’or dans les mains pour revaloriser les métiers manuels et replacer l’intelligence manuelle au cœur de l’apprentissage des enfants. En 2023, elle a reçu une mission interministérielle pour piloter l’axe jeunesse du plan métiers d’art. Ayant observé la désertion des métiers manuels par les jeunes, elle estime urgent de changer le regard sur ces métiers. « Placer l’intelligence manuelle au sein du système scolaire, c’est replacer la confiance et l’émerveillement au cœur du projet éducatif. Ce n’est pas mettre des cours de pratique manuelle pour orienter au plus tôt les élèves dans les voies professionnelles comme certains le voudraient, mais c’est d’abord remettre du sensible au cœur du quotidien de l’enfant et de l’adolescent. » Cet extrait du dernier manifeste de l’association résume son ambition de faire bouger des lignes au travers d’une association qui a déjà touché plus de 4 200 collégiens, dispensé 21 000 heures d’ateliers avec des artisans dans les collèges sur 9 académies. Interview…
Vous êtes née en Touraine et vous avez passé une partie de votre enfance en Inde. Qu’avez-vous retiré de cette enfance qui explique votre engagement aujourd’hui ?
C’est la capacité d’émerveillement, qui m’a été transmise très jeune. J’habitais à la campagne, mes grands-parents avaient repris une ferme pédagogique après avoir été instituteurs, j’étais entourée d’agriculteurs et d’artisans. En Inde, j’étais plongée dans un environnement de traditions et d’artisanat avec une maman artiste qui pratique le Bharata-Natyam, une forme de théâtre dansé. J’ai eu un rapport au corps plus sensible grâce au théâtre et j’étais tout le temps dehors. Réveiller et cultiver chez les enfants leur capacité d’émerveillement et leur curiosité, c’est l’engagement porté par De l’or dans les mains. Dans le système scolaire, ce rapport aux choses et au corps a été oublié. On considère qu’il faut forcément passer par le cerveau pour apprendre. Si on faisait davantage appel aux sens, on perdrait moins l’attention d’un grand nombre d’enfants.
Quand avez-vous pris conscience qu’il était urgent de faire quelque chose pour revaloriser l’intelligence manuelle dans les apprentissages scolaires ?
La prise de conscience s’est faite dans le temps, et probablement avec ma propre expérience du collège. Je n’avais pas un profil académique et si mes parents n’avaient pas eu confiance en moi, et ne m’avaient pas exposée à plein d’autres enseignements à côté de l’école, j’aurais été en grande difficulté. J’ai eu la chance d’avoir un professeur de littérature qui m’a permis de trouver ma place dans le système scolaire tel qu’il est pensé. Je suis ensuite partie faire mes études à Paris et j’ai découvert que la culture agricole et artisanale était la grande absente de ces milieux urbains, et notamment des grandes écoles. Pourtant, elles forment les personnes qui vont penser les politiques publiques et penser notre société. J’ai fondé De l’or dans les mains en sortant de Sciences-Po pour répondre à ces problématiques par des propositions de politiques publiques. J’avais déjà contribué à créer l’association Chemins d’avenir, qui agit en faveur de l’orientation des jeunes de zone rurale ou de petites villes. J’avais bien constaté que parler égalité des chances en France, c’est forcément parler études supérieures et ascension sociale. De l’or dans les mains a d’abord été un podcast pour donner la parole aux artisans et comprendre pourquoi l’intelligence manuelle a disparu de notre système scolaire mais aussi de notre société. Les podcast nous ont conduit vers les jeunes et après une année pilote de tests, on a essaimé nos actions sur la tranche d’âge des 12-13 ans. A cet âge, ils ont encore cette capacité d ‘émerveillement héritée du primaire qui laisse encore aux enfants leur part de créativité. Après, ils commencent à construire beaucoup de stéréotypes.
Quel accueil de l’Éducation Nationale à votre proposition de faire intervenir des artisans dans les collèges ?
On a reçu un très bon accueil mais je dois dire que j’étais bien outillée car je suis issue d’une famille de profs et j’avais déjà eu l’expérience de Chemins d’avenir pour approcher les rectorats et les enseignants. Je savais qu’il fallait assez vite aller parler aux cabinets ministériels. Deux ans après la création de l’association, j’ai été missionnée dans le cadre du plan Métiers d’art par les ministres de l’Éducation nationale et de la Culture pour faire des propositions concrètes. Ce que nous proposons ne vient pas alourdir les programmes. Au contraire, cela vient nourrir les savoir-faire fondamentaux en répondant aux objectifs posés par l’Éducation nationale.
Comment approcher les jeunes pour les faire évoluer sur l’idée qu’ils ont de ces métiers ?
Dans notre mesure d’impact, on essaie de comprendre comment ce programme permet de changer leur regard sur ces métiers. Il en ressort que le meilleur moyen c’est de les mettre tout de suite dans la pratique pour que cette intelligence du sensible traverse leur corps. On ne va pas leur proposer une présentation théorique des métiers mais leur faire sentir le métier au travers de leurs mains. La première intention, c’est de leur faire prendre conscience de leur intelligence manuelle. Quand un jeune repart chez lui avec un objet fabriqué de ses mains, à partir de ressources locales et de sa propre créativité, vous avez transformé quelque chose en lui, et on parle bien là de confiance en soi.
Comment se déroule le dispositif au sein d’un collège ?
Notre programme phare s’appelle « Je découvre les métiers manuels ». Il se déploie sur quinze heures tout au long de l’année scolaire avec des ateliers pratiques, animés par des artisans, au sein des établissements. Ces artisans sont accompagnés par l’association pour concevoir un projet qui va toujours être en lien avec le programme scolaire. Notre ADN, c’est de créer des ponts entre la pratique artisanale et les enseignements classiques, que la main soit le prolongement de la tête. Le programme est complété par des temps en classe entre l’enseignant et les élèves, avec des supports pédagogiques que l’on a créés pour poursuivre cette alliance du manuel et de la formation académique.
Comment trouvez-vous les artisans qui participent au dispositif ?
C’est tout le travail de nos responsables régionaux de constituer une communauté d’artisans, qu’ils soient indépendants ou salariés d’entreprises partenaires et mis à disposition du dispositif à travers du mécénat de compétences.
Comment expliquez-vous le manque d’attrait pour les métiers manuels et les filières professionnelles ?
Je crois qu’il y a une accumulation de raisons. On a une dichotomie entre l’intellect et le manuel, accentuée par la mondialisation et la délocalisation de la fabrication de nombre de produits et le développement des métiers de services. L’uniformisation de notre consommation a aussi joué dans ce sens : aujourd’hui, les meubles de qualité, qui ont une histoire et se réparent, sont beaucoup moins désirables, au profit de meubles standardisés facilement remplacés. En parallèle, on a voulu mener 85% d’une tranche d’âge jusqu’au baccalauréat. Mais il faut vraiment dire aux jeunes que l’on ne gagne pas forcément plus d’argent avec un bac+5 qu’en étant un bon menuisier. C’est d’ailleurs fou de voir à quel point le critère premier de ces jeunes, et même en 5ème, c’est : « combien tu gagnes ? ». A leur âge, je n’avais pas conscience de ce que voulait dire bien gagner sa vie. Leur role model sont des youtubeurs qui gagnent beaucoup d’argent en postant des vidéos et c’est le référentiel d’une partie de cette génération.
Votre rêve est-il que ces filières deviennent des filières d’excellence ou, plus largement, des voies possibles, y compris pour les jeunes avec un bon parcours scolaire ? Vous aimez répéter que pour être un bon menuisier, il faut être bon en maths…
Je n’aime pas trop ce terme de filières d’excellence, cela installe une hiérarchie entre les parcours. C’est un non-sens d’avoir un ministère de l’enseignement supérieur auquel ne sont pas rattachées les filières professionnelles… J’ai juste envie d’être dans une société qui poussent les enfants à réfléchir à ce qui les habite et les fait vibrer.
Est-ce que votre association a aussi un volet de sensibilisation des parents, pour changer leur regard sur ces métiers manuels ?
Il y a un travail à faire à la fois envers les enseignants, qui sont les premiers acteurs de l’orientation, et les parents, plus difficiles à toucher directement si ce n’est au travers des supports pédagogiques que ramènent chez eux les élèves et les questions qu’ils sont censés leur poser sur leur parcours professionnel. Nous essayons aussi dans ces supports de valoriser des modèles différents pour démontrer aux jeunes et à leurs parents qu’il existe de vrais parcours de réussite dans ces métiers. Quand vous prenez l’exemple d’un joaillier qui travaille chez Cartier et dessine des collections, c’est en effet un parcours d’excellence très élitiste mais cela parle aux parents.
Vous passez beaucoup de temps en recherche de financement et vous avez assez peu d’aide de l’État. Comment l’expliquez-vous ?
De manière évidente, l’État a de moins en moins d’argent et les associations se mettent dans un état de grande fragilité à trop dépendre de financements publics. De l’or dans les mains a beaucoup de soutiens de fondations d’entreprise, de fonds de dotation et on s’appuie sur l’État autrement, par exemple en lui soumettant des expérimentations de politiques publiques.
La Chartreuse de Neuville est un chantier patrimonial dans un territoire rural qui fait appel à plusieurs métiers d’art. Pensez-vous que des lieux comme celui-ci ont un rôle à jouer dans la valorisation des métiers manuels ?
Oui, bien sûr, les jeunes doivent comprendre que la sauvegarde du patrimoine passe par la préservation d’un patrimoine vivant, de gestes et de savoir-faire et que, sans ces métiers d’art, ce patrimoine s’écroule. Les chantiers participatifs sont vraiment intéressants à ce titre car les jeunes voient la finalité de leur travail manuel.
Au sein de l’association Chemins d’avenirs, vous vouliez donner plus de chances aux jeunes issus de la ruralité, quels principaux freins rencontrent-ils ?
Vous ne partez pas avec les mêmes chances de départ quand vous habitez loin d’une métropole. Pour aller faire des études, il faut souvent déménager et cela nécessite des moyens financiers, l’accès à l’information ou aux opportunités culturelles est plus compliqué et, on le sait, il y a une désertion des certains métiers sur ces territoires. Vous avez beaucoup moins de chances de réaliser votre potentiel que quand vous habitez au cœur d’une grande métropole et que vous pouvez vous identifier à une plus grande diversité de parcours d’études. Ces freins ne sont pas pris en compte dans les politiques publiques adressés aux jeunes ruraux. Beaucoup de choses ont été faites pour les jeunes des banlieues, et à raison car ils cumulent eux aussi des freins, communs ou différents des jeunes ruraux mais, aujourd’hui, les jeunes ruraux ont un sentiment d’abandon.
Dans un entretien, vous avez déclaré que nous étions en train de créer une génération d’enfants d’intérieur…
La psychologue Sophie Marinopoulos parle beaucoup mieux que moi de cette génération d’enfants d’intérieur, très exposée aux écrans et, pour les jeunes des grandes villes, peu au contact avec la nature. Ces jeunes sont limités dans leur expérience sensible et cela créé des problèmes importants de motricité fine. Donc, tout ce qui va vers l’explorations des sens permet de sortir de soi.
Dans une vidéo publiée sur votre site, une enseignante dit qu’au travers de ce programme, « c’est tout un monde qui peut s’ouvrir aux jeunes et leur redonner confiance ». Est-ce un moyen de lutter contre l’échec scolaire ou d’ouvrir pour toute une génération un nouvel horizon des possibles ?
C’est vraiment les deux, c’est enrichir leur créativité, c’est découvrir la vie autrement, prendre conscience des ressources locales, se prendre de passion pour un matériau, prendre du recul sur ce qu’ils apprennent de manière très théorique à l’école, approcher du palpable, du concret, avoir de l’or dans les mains…
Propos recueillis par Nathalie Cuvelier
Photo © Rebecca TOPAKIAN