« L’art, dans une visée thérapeutique, agit toujours en ravivant le sentiment d’existence dans un moment où la vie est fragilisée ». Avec un père « médecin artiste » et une mère danseuse à « l’âme soignante », Claire Oppert était prédestinée à allier musique et soin. Diplômée du Conservatoire Tchaïkovski de Moscou, de l’université La Sorbonne Paris IV en philosophie et de la Faculté de médecine de Tours en art-thérapie, Claire Oppert a deux vies qui n’en font qu’une. Violoncelliste et musicothérapeute, elle a mis la musique au service de la médecine depuis plus de 25 ans. Parallèlement à sa carrière de concertiste, elle s’est rendue régulièrement auprès de jeunes autistes à la suite d’une rencontre déterminante dans sa vie, puis auprès de personnes âgées en Ehpad et en services de soins palliatifs. Le 4 octobre, elle sera à la Chartreuse de Neuville pour sa conférence concert Le pansement Schubert, afin de témoigner de ce qui se joue au travers de la musique et de l’intérêt grandissant des professeurs de médecine pour son regard sur le soin et ses études cliniques. Interview…

Vous êtes musicienne, concertiste, quand avez-vous eu l’intuition que la musique pouvait se mettre au service du soin ?
Très tôt, depuis mon enfance je crois, portée par la profession de mes parents et par ce rêve, que bien sûr je ne formulais pas ainsi, de l’alliance de l’art et du soin. J’en ai vraiment pris conscience à 14 ans, lors de mon premier concert, avec une personne qui m’a confié : « Si vous aviez été médecin, vous m’auriez guérie ». J’en dirai plus lors de ma conférence mais je précise tout de suite que je ne guéris personne avec mon violoncelle ! Mais l’essence de ma démarche et de mon livre, Le pansement Schubert (1), est là avec la musique vivante qui vient rejoindre la part non malade, vivante, saine, intacte, de la personne malade.

Quels ont été les rencontres déterminantes qui vous ont amenée à la porte des services de soins ?
La première rencontre fondamentale a été en 1997 avec Howard Buten qui est à la fois l’auteur célèbre de Quand j’avais cinq ans je m’ai tué, le clown Buffo sur la scène et un grand psychologue clinicien spécialisé dans l’autisme. Je venais de terminer mes études intensives de musique au Conservatoire de Moscou et c’est lui qui m’a permis de concrétiser cette alliance de la musique et du soin dans le centre pour jeunes autistes qu’il venait de créer à Saint-Denis J’ai passé sept années en sa compagnie, une fois par semaine, à la rencontre de ces jeunes extra- ordinaires. À travers l’approche musicale, certains ont pu ouvrir des brèches, établir des chemins de communication.

Quel a été l’apport décisif de Howard Buten dans l’approche de l’autisme ?
Très marqué par sa rencontre en 1974 avec Adam Shelton, il a décidé d’y consacrer sa vie et il a d’ailleurs baptisé l’institution qu’il a créée du nom de ce jeune autiste. Il connaissait toutes les théories sur l’autisme, mais il avait développé une méthode tout-à-fait personnelle basée sur deux mots : empathie et imitation. Il détestait les théories qui n’étaient pas vivantes et il m’avait interdit d’apprendre ! Il privilégiait l’intuition comme chemin vers ces enfants dit « incommunicants ». Il était très érudit et toujours en recherche mais il ne voulait pas scléroser le savoir, il voulait qu’il vive, qu’il évolue, à partir d’un regard soignant engagé et artistique. C’était formidable pour moi de pouvoir épanouir ma propre intuition à travers lui.

L’approche par la musique des personnes qui, pour des raisons différentes, sont dans une impasse de la communication est-elle la même ?
Elle est très différente d’un jeune autiste à l’autre. Ce qui est commun, c’est que la musique vient mettre le corps en mouvement, relier les personnes, permettre l’expression, parfois elle libère, elle est cathartique et, enfin, elle touche les émotions avant de toucher la raison. Les Grecs appelaient tout ce que je viens d’évoquer les pouvoirs de l’art. Orienter les pouvoirs de l’art dans une visée de soins conduit vers une éventuelle action bénéfique de l’art sur la santé humaine.

A quel moment, êtes-vous passée de l’intuition à l’évidence que la musique est thérapeutique ?
Durant mon adolescence je travaillais mon violoncelle cinq à six heures par jour mais je multipliais déjà les incursions hors des salles de concert auprès de jeunes atteints de trisomie 21, de personnes âgées ou en fin de vie. Je n’étais pas formée mais c’était comme une sorte d’évidence, un prolongement naturel de mes études musicales.

On ne peut s’empêcher de penser que votre père vous a transmis sa vocation, son naturel avec les personnes en souffrance ? Quelle image de la médecine vous a-t-il donnée ?
C’était une image très libre, très ouverte, où, effectivement, la musique pouvait avoir sa place, et même remplacer une consultation ! J’en parlerai plus le 4 octobre ! Disons que mon père prenait en soin la personne entière, et pas seulement sa pathologie, sa blessure… Il voyait un sujet, et pas un objet. Il n’en parlait pas en ces termes mais sa façon d’aller vers les patients incarnait son approche de la médecine.

Et votre mère, comment vous a-t-elle inspirée ?
Ma mère était danseuse et elle s’intéressait à différents arts du mouvement. Elle a, elle aussi, beaucoup travaillé auprès de jeunes enfants qui souffraient de divers handicaps. Il y avait chez mes parents, chacun à leur façon, l’alliance de l’art et du soin. Ma mère prenait soin naturellement de tous, elle avait l’âme soignante. Mon père, lui, était un médecin artiste.

Comment les soignants vous ont-ils accueillis ?
Mon expérience a commencé en centre de jour avec de jeunes autistes. L’accueil était très bon mais le fait de devenir véritablement membre d’une équipe pluridisciplinaire s’est fait après mes études d’art-thérapie à la faculté de Tours, levant l’interdit d’Howard Buten. Cela m’a appris à manier certains outils méthodologiques pour pouvoir quantifier mes observations et les bénéfices d’une action jusque-là restée intuitive et sans visée scientifique. Une fois diplômée, j’ai travaillé dans des Ehpad et depuis 14 ans dans des équipes très humaines de soins palliatifs (2). Je me sens plus outillée pour prendre ma place pleinement dans ces équipes pluridisciplinaires. Auparavant, j’étais très engagée, appréciée et souvent « appelée au secours » en cas de crise mais je pense être plus entendue depuis que j’ai un statut et que je travaille dans le domaine de la fin de vie.

Avez-vous trouvé votre place parmi eux ?
J’ai trouvé une alliance avec une équipe soignante dans une prise en charge globale de la personne malade où la musique et l’art en général viennent s’adresser à des domaines aussi variés que l’émotion, l’expression, la communication, l’imagination. J’ai donc ma part en tant que musicienne soignante, une part pleinement reconnue et les médecins viennent chaque semaine vers moi pour tel ou tel problème, que ce soit pour un patient ou en relation avec la famille, et la musique fait, souvent, un travail de transformation. Elle ne change rien à la maladie et le tragique n’est pas gommé mais la musique vient alléger le fardeau, et remettre parfois en circulation des relations familiales qui étaient bloquées.

Et les malades, comment vous accueillent-ils ?
Bien, en grand majorité ! Parfois les personnes ne sont pas en mesure de dire oui ou non mais leurs proches sont là. S’il n’y a pas de famille, je rentre avec toute la délicatesse possible et j’essaie d’être dans la juste présence.

Qu’apportez-vous au travers de votre instrument ?
Je pense que je n’apporte rien d’autre que la mise en résonance de ce qui est là. C’est un pont qui permet de renouer avec quelque chose d’essentiel qui se remet à vibrer. C’est difficile à quantifier même si je continue la recherche et que je viens de faire une nouvelle étude clinique sur le souffle des patients et le souffle musical. Par le phénomène vibratoire de mon instrument qui est le plus proche de la voix humaine, je permets à la voix du malade de se faire entendre.

Que recevez-vous au travers de cette relation que l’instrument vous permet d’établir ?
Je reçois une immense gratification. Cela donne tout son sens à ces milliers d’heure de travail et de tension vers l’excellence depuis mes premiers pas en tant que musicienne. Je reçois beaucoup de joie et c’est le mot qui résonne le plus dans la bouche des patients. Cette joie est un vrai partage. Je pense que ces moments de rencontre musicale sont hors pathologie pour les patients. C’est pour cela qu’il y a de la joie et que les gens peuvent dire qu’ils ne sont plus malades. Ils sont à ce moment-là dans l’éprouvé d’une autre réalité, la réalité d’une partie intacte de leur personne, bien vivante et à l’œuvre à travers l’écoute de la musique.

Comment gérez-vous vos émotions, la musique vous aide-t-elle vous aussi ?
Je suis souvent très touchée par mes rencontres mais je reste dans une posture professionnelle qui travaille à ne pas s’assimiler à la mère, la fille, l’épouse de celui qui s’en va. J’ai conscience de ma propre vulnérabilité mais il me faut rester dans cette juste présence déjà évoquée. La musique m’aide certainement car elle génère quasiment toujours des allègements, des moments de partage. Même s’il y a beaucoup de larmes, ces moments restent lumineux et diminuent le poids tragique de ces rencontres.

Que souhaitez-vous transmettre lors de vos conférences ?
Peut-être le déplacement du regard… Savoir ouvrir des portes pour avoir un regard différent, mettre un peu de lumière sur des situations à première vue désespérées, s’adresser à cette joie résiduelle que j’évoquais, à cette vie qui reste, à cet espoir plus fort que la mort.

Que diriez-vous à des personnes qui hésiteraient à venir à votre conférence parce que la maladie ou la fin de vie leur fait peur ?
Je leur dirai de venir sans crainte ! J’ai fait cette conférence dans beaucoup de pays et le public repart avec un témoignage d’espoir et parfois un véritable renouvellement de leur regard sur ces questions graves auxquelles on est confronté nécessairement au cours d’une vie. Leur dire aussi qu’au-delà de l’expérience artistique, c’est un processus scientifique dont les professeurs de médecine et les chercheurs s’emparent de plus en plus et dont la première étude est Le Pansement Schubert, réalisée sur cinq années et sur plus de cent patients pour prouver que la musique diminue objectivement les douleurs.

Est-ce qu’il y a des cultures qui regardent plus facilement la maladie, la différence, la mort ?
Il y a évidemment des différences dans les cultures mais mon expérience, dernièrement au Japon, m’a mise en présence des mêmes larmes, des mêmes mots. Les gens, comme les publics dans les concerts, peuvent être plus ou moins chaleureux ou réservés, mais sur des questions existentielles, à haute densité humaine, les différences s’effacent, le fond de nos êtres est commun et c’est à cette part de nous que la musique s’adresse.

Pourriez-vous vivre sans musique ?
Si je n’avais plus de bras, je ne pourrais plus jouer, si je n’avais plus d’oreilles, je ne pourrais plus entendre, mais je continuerais de vivre dans la musique. La musique est une résonance et cette résonance on peut la faire même quand il n’y a pas de son. Je joue pour des personnes sourdes et je peux témoigner qu’il y a de grands effets à travers les vibrations. Donc, non, je ne pourrais pas vivre sans musique, sans lien, sans résonance et sans harmonie…

Propos recueillis par Nathalie Cuvelier
Crédit photo : Astrid di Crollalanza

1)Paru aux Éditions Denoël en 2020, traduit dans de nombreuses langues, Le pansement Schubert a reçu en 2021 le Prix Littéraire des Musiciens.
2)Claire Oppert a rejoint les équipes pluridisciplinaires de l’unité de soins palliatifs de l’hôpital Sainte Périne (2011-2019) et de la Maison médicale Jeanne Garnier à Paris ainsi que (et) de l’hôpital Rives de Seine à Puteaux.