« J’ai toujours été attiré par le facteur humain et je voulais en comprendre la complexité ». Titulaire d’une maîtrise en psychologie comportementale, chargé de cours à l’université Paris II Panthéon Assas, conférencier et expert auprès de nombreux média, Bernard Thellier est intervenu pendant dix ans au sein de la colonne d’assaut du GIGN dont il était le négociateur : prises d’otages, enlèvements, grand banditisme… avec un taux de réussite de 100% sur ces différentes missions. Il est ensuite parti aux Etats-Unis et a obtenu un diplôme de négociations en situation de crise du FBI.  A la même époque , il a créé une société spécialisée pour transmettre son expérience aux managers et dirigeants d’organisations.

Le 17 septembre, il donnera une conférence, « Réunir pour réussir », un des enseignements tiré l’expérience de la colonne d’assaut. Interview…

Rêve-t-on enfant, né à Saint-Pol-sur-Ternoise, de devenir négociateur principal du G.I.G.N. ?

Non, bien sûr. D’ailleurs, je suis né à Saint-Pol mais mon père était gendarme et nous avons beaucoup bougé, y compris à l’étranger, ce qui m’a donné cette dynamique de ne jamais rester sur place. Je rêvais plutôt d’être vétérinaire. Mais j’ai dû être influencé par la carrière militaire de mon père et par le fait d’entendre beaucoup parler du GIGN. Quand j’ai commencé à envisager ce groupe d’intervention, ce n’était pas comme négociateur mais dans la colonne d’assaut.  Le rôle de négociateur est arrivé plus tard.

Justement, à quel moment avez-vous pris cette voie ?

J’ai découvert, en rentrant au GIGN, que le négociateur continuait à faire de l’assaut. Nous sommes d’ailleurs la seule unité où le négociateur reste dans la colonne d’assaut et c’était important pour moi de prendre part aux deux.

Qu’est-ce qui vous a porté vers l’étude de la psychologie comportementale ?

Cela peut être surprenant venant d’un homme du GIGN mais je suis quelqu’un d’assez sensible. J’ai toujours été attiré par le facteur humain et je voulais en comprendre la complexité.

Comment définiriez-vous la psychologie comportementale ?

La communication non verbale parle de vous et parle pour vous. On peut mentir par la parole mais les gestes mentent rarement. Ce n’est pas un geste qui peut trahir mais le moment précis où le geste est fait. La communication verbale couplée à la communication non verbale en mouvement peut vous faire comprendre si une personne vous dit la vérité ou vous ment. La psychologie comportementale permet donc de faire parler l’autre pour reconnaître plus facilement la vérité.

Diriez-vous que quelque chose vous prédisposez à gérer des situations humaines complexes ou est-ce le résultat de vos connaissances théoriques ?

C’est assez inné… Je pense avoir un degré de sensibilité plus développé que certaines personnes. Dès mon plus jeune âge, j’ai été conscient que je pouvais avoir une influence, et attention je ne parle pas là de manipulation, sur les autres et une facilité à me faire accepter par les autres. J’ai vécu quelques temps dans une cité à Amiens où il y avait pas mal de colère, avec des gens à fleur de peau et cette sensibilité m’a permis de m’adapter à cette situation. Après, la psychologie comportementale m’a permis de comprendre beaucoup de choses, sur moi et sur les autres bien sûr.

Est-ce que vous pensez que l’on dévalorise la sensibilité ?

Avoir de la sensibilité, c’est avoir de l’empathie et je peux témoigner que l’empathie est l’arme la plus efficace du GIGN, bien plus puissante que nos fusils d’assaut. 90% de nos missions sont résolues grâce à la négociation.  Cette empathie m’a permis de comprendre la vérité des autres et de garder mon calme. Si l’on essaie de s’imposer, la personne en face rentre directement en opposition et cela devient un conflit de personnalités dont il est difficile de sortir. Je suis convaincue que les gens les plus solides sont ceux qui savent d’adapter rapidement car ils ont une intelligence émotionnelle.

En dehors de l’empathie, quelles autres qualités personnelles avez-vous développées au contact de situations et de personnes sous stress ?

J’ai vraiment appris que l’on ne détient pas la vérité mais notre vérité, influencée notamment par notre milieu social et notre éducation. C’est important de comprendre la vérité des autres avant d’essayer d’imposer la nôtre. Souvent, les gens ne prennent pas ce temps de la compréhension de l’autre. Pourtant, c’est primordial dans la communication. La langue française est bien faite et si vous enlevez les dernières lettres de communication, vous obtenez le mot commun. La communication, c’est bien sûr mettre en commun des paroles, des mots, des gestes mais c’est avant tout une mise en commun d’émotions. Sans échange émotionnel, chacun reste campé dans ses idées sans prendre la peine d’écouter les autres. C’est important d’être présent, concentré sur l’autre.

Et la peur, comment l’avez-vous apprivoisée ? Faut-il l’apprivoiser ?

Non, il ne faut surtout pas l’apprivoiser mais vivre avec. En mission, nous savons que le risque c’est la mort. Pour le faire baisser, nous avons des entrainements très lourds, des gilets pare-balles et des armes mais ce qui rend la mission beaucoup plus dangereuse que le risque de mort en lui-même, c’est l’incertitude, car on ne sait jamais comment un preneur d’otage va réagir…

Comment baisser le niveau d’incertitude ?

Il faut aller chercher du renseignement. Le problème, c’est que le cerveau humain se concentre sur les informations négatives. Quand j’interrogeais les témoins, ils décrivaient souvent le tueur de manière apocalyptique, très grand, très fort, déterminé, lourdement armé, même s’ils n’avaient entendu qu’un seul coup de feu. Si je ne prenais pas de distance, je commençais à avoir peur de ce « monstre » et à douter de moi.  C’est dangereux car si la peur vous envahit, vous allez contaminer émotionnellement les autres pour baisser votre propre niveau de peur. Au sein d’une équipe d’assaut, c’est bien la chose à éviter. En tant que négociateur, je dois me baser sur des faits et pas sur des  avis ou des perceptions. Or, envahi par la peur, on ne sait plus avoir la démarche intellectuelle de démêler le vrai du faux. Mais quand vous avez peu de temps devant vous, il faut savoir se détacher des informations négatives pour affronter l’incertitude. Quand j’entendais le « top négociation » du commandement, je lançais le premier mot et la peur partait de mon corps avec ce premier mot prononcé car je n’étais plus dans la réflexion, j’étais dans l’action. De cette expérience, ce que je veux faire comprendre, c’est que le bon moment n’existe pas, il faut savoir se lancer rapidement pour évacuer la peur née de l’incertitude et trouver l’énergie et les ressources phénoménales en nous.

En tant que négociateur, vous devez établir une relation de confiance avec la personne à l’origine de la situation de crise, qu’est-ce que cela exige de votre part ?

Il est essentiel de ne pas se faire manipuler en basculant dans la sympathie. Lors d’une négociation, on va chercher des détails intimes sur la personne et pour en obtenir, en donner sur sa propre vie pour créer un lien et mettre en commun des émotions. Au fil des échanges, je pouvais avoir tendance à me dire que si j’avais eu le parcours de vie de ce gars, je pourrais en être là et, ça, c’est commencer à trouver des excuses à l’autre et se mettre en risque de manipulation. En revanche, si j’arrivais à ce que l’autre bascule dans la sympathie, c’était gagné pour moi.

Le négociateur est au centre du groupe d’intervention. Vous êtes en responsabilité du déroulement de l’opération. Qu’attendiez-vous du groupe et qu’attendait-il de vous ?

Le négociateur fait les mêmes entrainements extrêmement physiques, il fait donc partie de la colonne d’assaut et il est accepté à part entière par le groupe.  Ce que j’attends du groupe et ce que le groupe attend de moi, c’est la confiance mutuelle et rien d’autre. S’ils ont confiance en moi, ils vont pouvoir rester 24h sans bouger et maîtriser leurs émotions. A l’inverse, j’ai confiance en eux, et s’ils voient une opportunité d’assaut pendant que je négocie, il la saisisse même si je ne suis pas prévenu car l’ensemble du groupe sait qu’elle ne se représentera pas deux fois.

Aujourd’hui, vous tirez de cette expérience des enseignements que vous mettez au service d’organisations au travers de formations et de conférences. Qu’est-ce qui vous a amené à cette transition de vie ?

Au GIGN, nous avons un système d’alerte très contraignant et dans les 10 à 15 minutes, nous devons être opérationnels, de jour comme de nuit. C’est une vie intense, avec une vie personnelle mise de côté. C’est aussi une période de votre vie où vous voyez beaucoup de morts car on appelle le GIGN en dernière instance, sur des situations dramatiques. Je crois qu’au bout de dix années, j’ai ressenti une lassitude émotionnelle, en un mot, j’en avait marre de voir autant de souffrances, de misère et il fallait que je me préserve. Je ne voulais pas faire la mission de trop…

Après mon départ du GIGN, j’ai voulu transmettre toute cette expérience aux managers et dirigeants pour qu’ils changent leur façon de se comporter et que, par leur transformation, les personnes qu’ils dirigent changent aussi.

Comment expliquez-vous que l’on soit dans une époque où l’on parle beaucoup de l’importance du management et où le nombre de personnes en situation de burn out, bore out ou perte de sens au travail, semble augmenter ?

Je suis persuadé que notre environnement nous fait du mal. Un Français passe en moyenne 3h30 par jour sur son téléphone. L’être humain est fait d’un corps et d’un esprit, négliger l’un ou l’autre entraîne un disfonctionnement. Je crois que beaucoup de gens négligent leur corps, qui est à la fois leur maison et leur véhicule. J’étais plus résistant que les preneurs d’otage que j’avais en face de moi car je prenais davantage soin de moi. Si vous vivez sur le fil du rasoir, à dormir peu et adopter des comportements addictifs, vous allez très vite être en situation de burn out.

Mais il n’y a pas des formes de management qui poussent à des situations d’épuisement ?

C’est certain, lorsque le manager se concentre sur ses objectifs plutôt que sur ses équipes au risque de les épuiser avant même d’avoir atteint les objectifs. Là encore, l’empathie, c’est de comprendre les besoins psychologiques de ses équipes. Si on ne laisse la place qu’à la performance, et si l’on communique de la même façon à l’ensemble de son équipe sans prendre en compte les besoins singuliers des personnes, on n’obtient pas le meilleur de chacun des collaborateurs.

Nous sommes dans une époque de forte polarisation, avec une certaine violence verbale, comment l’ex-négociateur voit cette montée des antagonismes ?

En langage psy, on parle de coping. C’est une méthode d’ajustement de son comportement face à une situation. Le déni est une forme de coping et on l’a vu pendant la crise du covid, ce qui a mené à certaines théories du complot. Quand vous n’être plus capable de vous adapter à des situations données, cela engendre de la colère. L’évitement est une autre forme de coping. Pour baisser la peur engendrée par une situation, on va augmenter autre chose, par exemple sa consommation de tabac ou de temps passé sur les écrans. Si le coping est inadapté, on passe dans des réflexes d’agressivité, verbale, physique, ou sous la forme du harcèlement. En cas de stress, l’agressivité est un réflexe naturel pour aller mieux. D’ailleurs, vous connaissez l’expression « vider son sac » qui traduit bien cette idée de déverser sur l’autre son propre mal être. L’agressivité est une échappatoire pour aller mieux mais elle ne fait qu’augmenter l’agressivité de ceux qui la reçoivent.

« Réunir pour réussir » sera le thème de votre conférence, c’est la clé de la cohésion de groupe ?

La communication, c’est un excellent baromètre pour connaître la cohésion d’un groupe. C’est ce qui se détériore en premier quand la cohésion se perd. Ce n’est pas seulement la manager qui doit réunir, on a tous, chacun à notre niveau, quelle que soit notre fonction, le choix de mettre ou non une bonne ambiance. C’est à chacun d’entre nous d’analyser notre comportement et de décider ce que nous souhaitons apporter au groupe, à la société.

Quel conseil donneriez-vous à la future personne à la tête du gouvernement ?

Pour moi un bon leader, ce n’est pas un bon orateur mais c’est quelqu’un qui est présent. Il faudrait une personne qui se rende sur le terrain, parcourt les villes de toute taille et les campagnes et qui connaisse la France comme nous pouvons la connaître en gendarmerie. C’est un beau pays mais il faut aussi prendre conscience de la misère qui en est aussi une réalité.

Propos recueillis par Nathalie Cuvelier