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Grimpeur français, Antoine Le Menestrel a été un pionnier de l’escalade libre avant de devenir l’un des fondateurs de la danse verticale. Chorégraphe et danseur de façade, il présente depuis plus de trente ans, au sein de la Cie Lézards Bleus, des spectacles aériens mêlant danse et escalade. Il a notamment créé le spectacle Service à tous les étages. « Je suis un allumeur de rêves, je fais chanter les murs et danser les façades », transformant ainsi les gestes techniques de l’escalade en une pratique et une expression artistique dans l’espace public. En 2022, à l’occasion de la première édition du Festival Labora Tori consacré à la valorisation des métiers du patrimoine, il était venu apprivoiser les murs de l’église et offrir au public une danse verticale à couper le souffle pour son spectacle.
Les 21 et 22 septembre, à l’occasion des Journées du patrimoine et des célébrations des 700 ans de la Chartreuse Notre-Dame des Prés, il revient se frotter à l’édifice et présenter une nouvelle création coproduite avec La Chartreuse de Neuville, Quasimodo – Esmeralda. Interview d’un pionnier de l’escalade qui s’est longtemps cherché et qui a trouvé, en dansant sur les façades, un espace public qu’il remplit de son imaginaire poétique…
Mes parents m’ont attiré sur les sommets. On grimpait en famille sur les falaises d’escalade à Fontainebleau et en montagne l’été. Dans les années 80, la pratique de l’escalade libre est apparue avec l’idée de grimper uniquement avec son corps en utilisant le matériel à la seule fin de se sécuriser. J’ai fait partie des grimpeurs qui ont inventé l’escalade pratiquée aujourd’hui. Le fait de ne pas utiliser le matériel pour grimper mais uniquement pour se sécuriser permet d’avoir un nouveau regard sur le rocher et de voir la paroi murale comme une partition, un rébus à déchiffrer, et cela rend créatif pour trouver le meilleur chemin. Quand les compétitions d’escalade sont arrivées, toujours dans les années 80, j’ai choisi de devenir ouvreur de voies pour ces compétitions et donc de devenir chorégraphe et metteur en scène pour que les mouvements soient révélés par les compétiteurs. A côté de ma pratique de l’escalade, j’ai toujours peint et écrit des poèmes. Cette dimension créative a toujours été en moi.
Quand je faisais des voies extrêmes, je purgeais un mal être. Je n’étais pas bien dans ma peau à faire des études scientifiques et ce malaise je le transformais en rage de grimper.
J’ai déplacé le risque et je l’ai mis au service de la poésie mais il est toujours présent. Je suis en partie sécurisé sur les spectacles car je dois avoir l’espace nécessaire à la poésie, à la rencontre avec les spectateurs. Quand je suis dans une conscience de survie, alors je me sécurise. La vraie sécurité, c’est la concentration absolue. Quand j’étais sur une paroi rocheuse en solo, ma concentration allait à réussir le mouvement et à ne pas tomber. En spectacle, une part de ma concentration est réservée à la connexion avec le public et à la poésie. Dès que je me suis consacré à la poésie et à la danse, je n’ai plus ressenti le besoin vital de faire des voies difficiles. L’art est devenu ce qui est vital pour moi.
Je me dis que je suis là pour que les spectateurs puissent vivre une expérience à travers mon corps. Je me sens porteur d’émotions à leur transmettre. Je suis au-dessus des spectateurs mais je ne cherche pas à m’élever davantage, je cherche plutôt à descendre rejoindre le public. J’aime dire qu’une descente n’est pas indécente quand le sommet est sans issue. Je cherche avant tout à réinventer des imaginaires, je ne cherche pas à élever le public. Je cherche plutôt une incarnation par le geste artistique. Profondément, je ne pense pas que l’on puisse sortir par le haut de nos problèmes de terrien, de nos problèmes écologiques, sociaux, relationnels… mais nous pouvons en sortir par la profondeur de la relation entre les humains.
Oui mais je redescends à hauteur du public !
« Plus haut, plus vite, plus loin, ensemble », c’est la devise des Jeux Olympiques. Cet esprit compétitif a aussi de bonnes choses en lui. Il sert à canaliser notre agressivité et notre envie de faire mieux que les autres. N’oublions pas que les J.O. ont été créés pour qu’il y ait une trêve de la guerre entre les états et ce récit est important. Le passage de la flamme olympique, c’est pour annoncer la trêve. Il faudrait aller au bout du récit et du rêve de paix qu’il nous propose. On n’est pas fidèle au récit…
Quasimodo va être gardien du temps et, pendant le spectacle, il va régulièrement aller sonner les cloches. Votre question m’amène à la relativité du temps : quand je passe une minute suspendu sur une main au-dessus du vide, ce n’est pas la même perception que de passer cette minute avec mon amoureuse ! Je pense que le temps permet de se structurer. Quand je pars en tournée, je suis pris dans un tourbillon et j’en arrive à ne plus savoir quel jour on est. En résidence aussi, le temps m’échappe et, finalement, pourquoi pas ? Alors, oui, les cloches nous rappellent au temps social, au collectif, au vivre ensemble. De moi-même, je vivrais hors du temps.
L’invention et la créativité pour être un sportif de haut niveau m’ont amené à développer une relation à mon corps et ma philosophie puise dans cette relation. Pour aller grimper sans connaître la voie, j’ai médité sur le fait d’être une petite flamme qui court le long du rocher. Je suis à plusieurs intersections : voir les prises, décider du bon mouvement, l’accomplir et rester dans une bonne temporalité car plus on prend du temps avec la gravité plus on a de chances de tomber. Dans ma philosophie, voir, penser, décider, acter, sont dans le même espace-temps. C’est une philosophie zen, c’est le ici et maintenant. C’est une attitude à la vie qui vient du geste et de la gravité. Par ailleurs, je l’ai évoqué, on a tout un imaginaire d’expressions autour de l’idée d’une vie tirée par le haut, « être une star en haut de l’affiche », « une rencontre au sommet »… On est imprégnés de récits de la mythologie et attirés par les super héros, Spider man, Tarzan, ou de personnages hors sol, le père Noël, le Petit Prince… On vit dans ces imaginaires, le paradis est en haut et il faut le « gagner », être au sommet et gagner de l’argent… Il y a une vraie corrélation entre la pratique de l’escalade et ces imaginaires.
Il faut questionner leur ancrage en nous. C’est pour cela que je propose un imaginaire de la descension. C’est mon obsession poétique. Je ne suis pas un décroissant, je suis un Sisyphe, un Sisyphe heureux. Camus écrit : « il suffit d’une ascension pour remplir un cœur d’homme ». Mais moi ce qui m’intéresse, c’est la descente, le temps de la conscience évoqué par le mythe de Sisyphe (1).
Quand je suis venu en 2022 pour le spectacle « Services à tous les étages », j’avais apprécié les rencontres avec les collégiens. Ce sont des êtres en devenir qui se cherchent. Je les ai beaucoup questionnés sur leurs rêves, leurs contraintes, leurs limites. Ce qui m’intéresse, c’est de comprendre les freins à la réalisation des rêves de la jeunesse. J’ai fait cette expérience car j’ai mis dix ans à comprendre ce que je voulais faire et comment me réaliser. En discutant avec eux, puis avec Alexia Noyon, la directrice de la Chartreuse de Neuville, j’ai évoqué un rêve qui m’habite depuis quelques années : m’inspirer de Notre-Dame de Paris. Et là, il y a eu un alignement des planètes pour avancer ensemble sur une coproduction qui irait dans le sens de ce rêve et se matérialisera en septembre sur la façade de la Chartreuse. Ce lieu me donne cette chance et m’inspire pour donner vie à ce Quasimodo d’une autre dame, Notre Dame-des-Prés. Vous parliez des deux clochers, je vais relier le temps d’en haut et le temps d’en bas, Esmeralda et Quasimodo, la beauté et la laideur, l’homme et la femme, celui qui désire et celle qui ne le désire pas…
Oui, nous allons nous en détacher avec seulement trois personnages, trois danseurs, pour incarner Quasimodo, Esmeralda, et Frollo, l’archidiacre de Notre-Dame de Paris. C’est la relation entre Quasimodo et Esmeralda qui sera le thème central, le fil conducteur. Mais aussi toutes les oppositions que j’ai évoquées et comment nous pouvons les relier. Il y aura une rencontre même si l’amour reste impossible.
Bien sûr, il faut continuer à rêver, toujours ! Mon rêve serait l’aboutissement de ce spectacle sur la Cathédrale Notre-Dame de Paris, en hommage à deux œuvres majeures de Victor Hugo, Les Misérables et Notre-Dame de Paris. En effet que de résonnances entre son œuvre et notre parcours de création ! De la mairie de Montreuil-sur-Mer (où Jean Valjean fut maire) à Notre-Dame de Paris, notre création pourrait suivre le même itinéraire…
Propos recueillis par Nathalie Cuvelier
Crédit photo : Jack Burlot
1) Sisyphe était condamné à pousser une pierre au sommet d’une montagne d’où elle finissait par retomber. Le mythe nous dit que, même si la vie est absurde, l’homme peut y trouver un sens par l’exercice de sa conscience.