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Gerald de Hemptinne travaille pour la Fondation Roi Baudouin depuis 2019. Il est coordinateur de plusieurs fonds dédiés aux bâtiments et sites classés dont la Fondation est propriétaire, ou dans la gestion desquels elle est impliquée (1). Dans le contexte d’une demande croissante de prise en charge de ce type de bâtiments, la Fondation l’a chargé d’une étude destinée à préciser son action en la matière. D’utilité publique, indépendante et pluraliste, la Fondation Roi Baudouin est, depuis bientôt cinquante ans, en Belgique et dans le monde, un acteur de changement et d’innovation au service de l’intérêt général et de la cohésion sociale. « Une des particularités du patrimoine, c’est qu’il suscite un attachement indépendant de la condition sociale, ou même géographique. »
Le cœur de métier de la Fondation, c’est la philanthropie dans huit domaines d’action, dont le patrimoine et la culture (2). D’une part, nous récoltons des fonds, et d’autre part, nous sommes l’opérateur des objectifs fixés par les donateurs. Un exemple parmi d’autres : une personne qui souhaite mettre de l’argent dans un patrimoine de sa région natale s’adresse à la Fondation pour lui en confier l’utilisation selon des critères décidés entre le donateur et la Fondation. Autre exemple : un groupe de personnes qui n’a aucun moyen financier mais qui va faire appel aux outils philanthropiques de la Fondation pour susciter la générosité et l’aider dans son objectif de restaurer ou réaffecter un bien. Troisième exemple : une association qui nous contacte pour ouvrir une forme de souscription sur un projet précis qui lui tient à cœur, par exemple la restauration du toit d’une église ou la sauvegarde d’une charpente. Le donateur, que ce soit pour 100 ou 100 000€, a droit à un avantage fiscal mais cela implique un certain nombre d’obligations quant à l’affectation des moyens, qui doit être sociétal et public, auxquelles le fisc est particulièrement attentif.
Il n’y a pas un profil type de donateur. Une des particularités du patrimoine, c’est qu’il suscite un attachement indépendant de la condition sociale, géographique… Les dons au profit du patrimoine marchent beaucoup à l’affect et suscitent des élans à la hauteur des possibilités des gens et, parfois, c’est un vrai coup de cœur pour un lieu, avec des montants beaucoup plus conséquents. Il n’y a pas de petits dons car les besoins sont généralement plus importants que les moyens disponibles.
Oui, et cela se traduit par une multiplication de festivals, de journées du patrimoine, toutes sortes de manifestations culturelles qui y prennent place et aussi des sites web qui donnent à voir en trois dimensions des sites patrimoniaux. Il y a encore une fois un véritable engouement mais il ne produit pas nécessairement les moyens nécessaires pour réaffecter durablement un lieu, ou le mettre à l’abri des intempéries. C’est un paradoxe : d’un côté cet attachement à la pierre mais, de l’autre, la difficulté de convaincre la communauté, éventuellement les pouvoirs publics, de faire les investissements nécessaires. Comme dans beaucoup de pays latins – c’est à mon avis différent dans les pays anglosaxons ou plus au nord de l’Europe – il reste difficile de convaincre qu’investir un euro dans la culture, et par extension dans le patrimoine, n’est pas un investissement perdu puisque l’on fait renaître des activités économiques et sociales. Mais cela nécessite un temps long afin que ces investissement soient rentables. L’époque n’est pas favorable au temps long et puis il faut être juste : nous qui sommes attachés au patrimoine, nous avons tendance à le mettre au sommet de la pyramide des priorités mais il y a bien d’autres urgences sociétales et certains donateurs, ou les pouvoirs publiques, ne sont pas entièrement dépourvus d’arguments lorsqu’ils nous disent que le patrimoine est là depuis des centaines d’années, qu’il peut encore attendre un peu, et que, dans l’immédiat, des citoyens ont besoin d’un toit.
Il y a un autre paradoxe saisissant : le patrimoine mobilier et immobilier fait souvent partie de ce que les gens tentent de sauver en priorité, même quand ils sont dans une immense précarité et dans un pays en guerre comme l’Ukraine. J’y vois la preuve que l’on ne se nourrit pas que de pain, que bien sûr on a besoin d’un toit, mais que l’on a également besoin d’ancrages, dont la culture et le patrimoine sont des manifestations fortes. Au-delà des personnes qui peuvent être directement touchées par la perte de ces repères, on a bien vu que les destructions de sites historiques en Syrie, ou de statues de Bouddhas en Afghanistan, ont suscité beaucoup de compassion. C’est un rappel douloureux que, contrairement à ce qu’on pourrait croire, le patrimoine n’est pas immuable, qu’il reste fragile. Sans mesures de conservation, même les pyramides finiraient par disparaître. Or, qui imagine l’Égypte sans pyramides… Et comment expliquer les dons des quatre coins du monde pour Notre-Dame si ce n’est par son image iconique de Paris, de la littérature française si on pense à Victor Hugo et l’imaginaire qui en découle ; cela relève de l’affect, de choses assez intimes.
En Belgique, les choses se déroulent à une autre échelle qu’en France puisque le pays est moins étendu. Mais à mesure que l’on s’éloigne des grands centres économiques, les choses deviennent plus compliquées. Cela dit, la réalité du terrain est plus nuancée. La Belgique est un État fédéral avec des différences notoires d’une région à l’autre. Ce qui pourra être un problème dans telle province plus ou moins éloignée de Bruxelles sera plus relatif dans une autre, selon le dynamisme économique que l’on y trouve. Mais, oui, s’éloigner des grands centres reste compliqué parce que l’argent continue à être le nerf de la guerre et la manne des flux financiers est moins importante dans un village que dans une ville comme Bruxelles.
La Belgique est beaucoup plus décentralisée que la France. Après, des régions ont été davantage frappées par la crise économique ; certaines étaient extrêmement riches il y a quelques décennies et peuvent se retrouver aujourd’hui défavorisées, ou inversement. Mais la Belgique est densement peuplée et vous êtes très rarement à plus d’une heure d’un centre urbain conséquent. Donc, on peut constater des disparités mais pas de fracture territoriale.
Notre métier, c’est la mise en œuvre des projets des philanthropes. Nous ne sommes pas un opérateur culturel ou économique. Nous faisons donc appel à des spécialistes et à des acteurs locaux pour déterminer les usages et faire vivre ces lieux. Notre rôle, c’est de partager notre expérience des formules qui marchent, d’ouvrir notre réseau et de mettre en contact les gens afin de faciliter l’avancement des projets et de les rendre réalisables. Ce qui nous importe, c’est de mettre le train sur les rails ; pour le piloter, nous faisons appel à des gens dont c’est le talent et la vocation.
Nous l’avons déjà évoqué, les autres impératifs sociétaux, qui sont réels et auxquels on donne la priorité, peut-être en vivant dans l’illusion que nos « monuments » sont immuables. Or, sans entretien, même une ruine ne reste pas une ruine, et finit par disparaître du paysage. Face aux urgences, le temps plus long que nécessitent les monuments du patrimoine, pour être sauvés, conservés, réinvestis, transformés en leviers sociétaux peut décourager un décideur, un investisseur. Les investissements peuvent paraître lourds sur des bâtiments nécessitant des soins particuliers. C’est oublier, ou être trop peu conscient des effets de levier, sociétal et économique, du patrimoine, particulièrement dans les zones rurales.
Nous faisons régulièrement des audits sur les priorités des personnes en matière de générosité et le patrimoine arrive toujours dans le peloton de tête sans être le premier. L’éducation, la santé et la recherche scientifique sont souvent sur les marches du podium. En revanche, du côté des sollicitations de soutien, nous observons que les demandes de prise en charge d’éléments du patrimoine sont en forte augmentation, au point qu’il est nécessaire pour nous d’avoir une approche plus structurée pour avoir davantage d’impact dans la réalisation des projets que nous adoptons.
La Chartreuse et la Fondation Santa Maria La Real sont des laboratoires de ce qui peut se faire dans des patrimoines dont les usages doivent être réinventés, avec la recherche de nouvelles recettes pour les rendre attractifs et vivants. En la matière, la Fondation Roi Baudouin n’a, pas plus que d’autres malheureusement, de recettes miracles donc nous voyons ce projet européen comme un vivier de possibles, avec un partage d’expérimentations, d’enseignements et de pistes de créativité que l’on pourrait transposer chez nous.
Pour la Fondation, participer à Herit-Up ! fait partie de cette nouvelle stratégie pour devenir un acteur toujours plus efficace dans la sauvegarde des patrimoines qui ne trouvent pas de réponses auprès des autres acteurs, publics ou privés, qui agissent dans ce domaine. Cette intention de ne pas se substituer à d’autres, mais d’agir auprès de ceux qui passent entre les mailles du filet et aux côtés desquels nous pouvons faire la différence, fait partie de l’ADN de la Fondation Roi Baudouin.
Pour terminer, deux petites anecdotes personnelles pour vous dire le plaisir que je me fais d’être impliqué dans Herit-Up ! Le hasard fait que quelques mois avant d’entrer à la Fondation Roi Baudouin, j’ai eu l’occasion de visiter La Chartreuse de Neuville qui est un lieu inouï, avec des bénévoles très impliqués et une équipe qui prend à bras le corps ce site impressionnant, ce que je trouve très inspirant. Autre hasard, je travaille aussi dans l’édition et j’avais fait il y a quelques années la relecture de la biographie du botaniste et généticien Nikolai Vavilov or il y a un jardin Vavilov à la Chartreuse de Neuville ! Retrouver à La Chartreuse une trace de ce grand humaniste au destin brisé m’a beaucoup touché.
Propos recueillis par Nathalie Cuvelier
(1) Il a des biens que la Fondation reçoit dans le cadre de legs, des biens qui continuent d’être le bien de propriétaires privés et qui font appel aux outils philanthropiques, ce qui amène la Fondation à s’impliquer dans la gestion de ces biens.
(2) Justice sociale et pauvreté, santé, patrimoine et culture, engagement sociétal, international, éducation et développement des talents, environnement…
Elle accompagne également les philanthropes et les donateurs (individus et organisations) qui souhaitent contribuer à des programmes d’intérêt général partout dans le monde, au travers de dons transfrontaliers.