« J’étais en 5è année de médecine et j’assumais mes études en partie en faisant des portraits de jeunes comédiens. Un matin, j’ai décidé de réaliser mon rêve, j’ai donc interrompu mes études pour devenir photographe.». Fort d’une expérience de plus de 30 ans, Denis Félix transmet son savoir-faire à l’École des Gobelins de Paris, il expose en France et à l’étranger et ses œuvres sont conservées dans des collections patrimoniales ou privées. Il parle de chaque photo comme d’une rencontre unique et singulière. A raison d’une journée par an sur quatre années, il est venu à la Chartreuse de Neuville à la rencontre des anciens résidents de l’hospice asile. L’exposition et le catalogue de l’exposition sont composés de 37 photos, résidents et personnels soignants réunis, accompagnées de textes de Veronika Boutinova. Denis Félix témoigne de son travail, il parle de lumière et d’ombre, d’intuition, d’abandon, d’honnêteté et d’intensité…

Vous vous êtes spécialisé dans le portrait. Qu’est-ce que vous cherchez à capter au travers de ce format au plus proche de la personne photographiée ?

A mes débuts, j’ai fait spontanément des portraits de comédiens et je me suis rendu compte que réaliser un portrait me donnait un accès plus direct, plus sincère aux personnes. L’intensité de ce format me plaît, avec toujours l’envie de mettre dans la lumière la profondeur et la beauté singulière des gens que j’ai en face de moi. Et j’apprécie l’idée que les gens aiment le reflet d’eux-mêmes quand ils voient leur photo.

Comment approchez-vous une personne que vous allez photographier ?

C’est une approche qui demande de l’observation, de l’ouverture d’esprit, de la concentration et de la disponibilité vers l’autre. La préparation de l’instant qui consiste à prendre la photo peut durer, c’est la part essentielle, déterminante de la photo. Elle consiste à faire un pas vers l’autre ; c’est un moment de rencontre et de partage. Si je ne parle pas la langue de la personne dont je prends la photo ou que l’échange par la parole n’est pas possible, je m’appuie sur l’énergie du moment, de l’intensité de la voix, du toucher et sur mon intuition. Dans tous les cas, il faut instaurer une relation de confiance afin de créer un espace de rencontre à mi-chemin pour l’un et pour l’autre.

A la Chartreuse, vous avez découvert un lieu, une histoire, des personnes. Qu’est-ce qui vous a le plus marqué en tant que personne et non en tant que photographe ?

J’ai approché la Chartreuse sous un temps magnifique et j’ai été transporté par le lieu. Ce n’est pas un lieu neutre, il est chargé d’histoire et de spiritualité, et je me sens porté par cette énergie hors du temps. Le plus surprenant est l’alternance permanente entre les zones de lumière et les zones d’ombre. Quand on est à l’ombre, on a envie d’aller vers la lumière, et quand on est dans la lumière… on a envie de retourner vers l’ombre. Ce sont de grands espaces ouverts qui se mélangent à de petits espaces clos, et la structure du bâtiment invite à s’y promener. Une carte blanche m’a été donnée pour mettre dans la lumière, en lumière, les anciens résidents. Christophe André, qui a écrit la préface du catalogue, parle de destins d’humains « cabossés » par la vie. C’est une expression très juste. Les gens cabossés, on ne les prend pas en photo en général, on ne les met pas sur le devant de la scène, dans la lumière, ils restent dans l’ombre de la vie. Le projet était donc bien de les mettre en lumière.

Comment avez-vous échangé avec les anciens résidents de l’hospice asile pour savoir comment ils voulaient apparaître sur « leur » photo ?

Dans le cadre de cette carte blanche, l’intention du projet était de faire en sorte que la lumière vienne des résidents eux-mêmes. J’ai proposé d’alterner des mises en situation dans différents endroits de la Chartreuse et des plans serrés sur les visages. Ces images ont été réalisées photos sur 4 années, à raison d’une journée par an.

Les résidents se sont-ils « prêté » au jeu facilement ou avez-vous dû entrer aussi dans leur jeu pour établir un lien ?

Nous avons été aidés par les accompagnants professionnels et l’équipe de la Chartreuse. Patrick Allindré, Sébastien Vandeville et les équipes ont été d’une aide et disponibilité formidables. Nous arrivions avec mon assistant très tôt le matin pour préparer l’installation et la déplacions dans une chorégraphie qui amusait les résidents. Ils étaient plutôt intrigués de voir ce décor inhabituel et grâce à l’aide des accompagnants et de Patrick, les résidents sont entrés assez naturellement dans cet univers qui leur est étranger.

Comment sait-on que c’est « le moment » de déclencher l’appareil ?

On sent plus qu’on sait quel est le bon moment pour déclencher. A la fin d’une série de dix ou douze images réalisées pour une personne, on sait quelle image on choisira, les autres clichés sont là pour acclimater et installer la confiance.

Pour vous, que disent ces photos ? Pourquoi touchent-elles le public ?

Elles parlent de beauté intérieure, de bienveillance, de confiance, de respect et de joie au-delà des difficultés. Il me semble que l’honnêteté des images touche le public. Beaucoup ont les yeux très clairs, beaucoup d’yeux bleus aussi, on ressent de la gentillesse, de la bienveillance dans leur regard. C’est cette intensité des regards qui probablement surprend les gens. Le fait de voir ressortir davantage le côté très lumineux des regards plutôt que le côté cabossé de leur vie.

Une dame très âgée me disait la semaine dernière en regardant l’expo qu’elle était happée par leur regard. Quelle est la part du photographe et la part du sujet photographié dans la réussite d’une photo ?

En fait, c’est un partage à trois entre la personne qui est photographiée, le photographe et, surtout, la personne qui regarde la photo. C’est vraiment une danse à trois. Ensuite, la personne qui regarde peut-être touchée un jour par une photo en particulier et, le mois d’après, par une autre qui lui parlera davantage à ce moment-là. Par ailleurs, ce qui l’attire vers une photo peut être d’ordre très personnel, un effet miroir ou en lien avec l’humeur du moment.

Les résidents ont-ils apprécié l’image que vous leur avez renvoyée d’eux-mêmes ?

Certains ont vu leur image au travers de l’écran de l’appareil photo ou sur l’écran de mon ordinateur lors des prises de vues, la surprise amusée se lisait sur leurs visages, d’autres étaient soudainement happées ailleurs.

Quelle est votre photo préférée en tant que photographe ?

Je ne peux pas vous répondre car elles sont toutes liées à une rencontre, unique, singulière et mémorable. Et vous, laquelle préférez-vous ?

Euh… c’est à dire… comment choisir…

Nous avons convenu avec Denis qu’il m’était tout aussi difficile de n’en choisir qu’une tant le registre des émotions ressenties est différent d’un visage à l’autre, d’une scène à l’autre !

Propos recueillis par N. Cuvelier

L’exposition est actuellement ouverte au public et le catalogue de l’exposition disponible à la boutique de la Chartreuse de Neuville.

Patrick Allindré est responsable de la programmation et création artistique. Il a également œuvré à l’édition du catalogue de l’exposition, en a réalisé la maquette et trouvé le titre, “SYN”, un préfixe signifiant “avec”, exprimant une communauté d’action, de sentiment, de pensée. Sébastien Vandeville est le régisseur de la Chartreuse de Neuville.

Photo Denis Félix : ©Kevin Félix Lassa