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« J’essaie de proposer un théâtre de l’intime qui interroge chacun d’entre nous sur ses priorités de vie et qui interroge aussi la société actuelle, au cœur d’enjeux individuel et collectif. » Auteur, metteur en scène et responsable artistique de la compagnie à vrai dire (1), Vincent Écrepont mène depuis plus de dix ans des ateliers d’écriture et de pratique théâtrale. Il travaille notamment au sein de centres hospitaliers dans le cadre du programme Culture Santé (2). « Aller chercher la parole la plus juste possible », au cœur des expériences de vie et des relations familiales, c’est le travail de l’artiste à l’hôpital qui, patiemment, recueille les témoignages au plus près de la façon dont ils lui ont été offerts par les patients, les proches et les soignants…
Dans quelles conditions nos parents vivront-ils leurs dernières années ? Où ? Comment ? Qu’attendront-ils de nous ? Que serons-nous prêts à faire pour être là, d’une manière ou d’une autre ? C’est cette question de la relation parent enfant, très unique et intime, de ce qui s’y joue, qui est au cœur d’Être là. C’est un grand tabou le moment où les parents pourraient devenir un poids pour leurs enfants. Pourtant, c’est une thématique universelle : s’il y a bien une question qui nous concerne tous, c’est le vieillissement de nos parents et les conditions de cette avancée dans l’âge. Et que faire si cela passe par une perte d’autonomie et de mémoire ? Mes parents nous ont réunis, nous les trois fils, autour d’une bouteille de champagne, et nous ont dit ce qu’ils accepteraient et ce qu’ils n’accepteraient pas. C’est un moment qui m’a profondément marqué. C’est d’ailleurs une des scènes de la pièce Être là. A mon sens, le théâtre se doit de mettre des mots sur les sujets d’aujourd’hui trop souvent passés sous silence.
L’écriture de la pièce s’est inspirée des témoignages recueillis pendant trois années au pôle gérontologie des centres hospitaliers de Beauvais et de Crèvecœur-le-Grand. Je dois saluer l’équipe soignante qui est la clé de voûte de la justesse de ces rencontres, c’est elle qui a fait le lien entre les personnes prêtes à se livrer et les familles, pour ce double accord nécessaire dans ce travail de transmission. Pour aller chercher la parole la plus juste possible, je prenais comme point de départ de la discussion les photos souvent disposées sur la table de chevet ou sur la commode en face du lit. C’était souvent la photo du conjoint, des enfants, la photo de mariage, un anniversaire particulier, une fête de famille… Je demandais simplement à la personne de s’exprimer sur cette photo. Puis, dans un second temps, en tête à tête, je recueillais le témoignage du « référent familial », pour reprendre un terme employé à l’hôpital. Je ne suis ni psychologue ni thérapeute, juste un artiste, un homme de passage qui ouvrait un espace d’expression à ces personnes âgées auxquelles on ne donne plus souvent la parole. Ils avaient la possibilité de transmettre quelque chose d’eux aux enfants, petits-enfants ou même arrière-petits-enfants, voisins de chambre au travers de petits livrets de restitution de leurs témoignages. Les proches, eux, pouvaient se libérer de leur extrême fatigue et, surtout, exprimer la culpabilité d’avoir « placé », c’est le mot qui revenait sans cesse, leur proche. Avec le recul, je me rends compte que le recueil de cette parole a levé des confusions, des incompréhensions. Il y avait beaucoup d’humour dans les témoignages pour désamorcer la charge des émotions par un éclat de rire. C’est l’émotion qui m’intéresse, dans la vie comme au théâtre. Et puis se laisser surprendre face à certains témoignages : une dame qui avait travaillé chez Givenchy comme mannequin, la restitution d’anecdotes incroyables de la vie agricole ou ouvrière, l’évocation d’une époque où on travaillait dur sans jamais se plaindre et des remarques savoureuses. Je me souviens de celle-ci : « heureusement que ma petite fille ne se marie pas tout de suite, qu’elle prenne bien son temps ! Moi, c’était ma seule façon de quitter ma famille… ». J’ai entendu des femmes très fortes qui ont porté beaucoup de choses et élevé leurs enfants, quelle que soit l’adversité rencontrée.
Après relecture par les personnes, les témoignages ont été restitués sous la forme de petits livrets remis aux résidents et aux familles. Puis sous la forme de lectures dans les salons d’accueil, devant les personnes et les familles, avec une mise en voix assurée par trois comédiens. C’était bouleversant, on entendait « mais, mais, c’est mon histoire, mais, comment ils le savent… ». Ensuite les témoignages ont été transposés dans une écriture théâtrale et adaptés pour la scène. L’idée est de donner à entendre des textes qui font écho aux propres expériences et interrogations du public. Je veux inviter le spectateur à voir l’histoire à travers trois regards, à changer de focale à chaque rôle ; qu’il puisse se mettre dans la peau de proche aidant, du parent, du soignant. La pièce s’articule autour de trois histoires de vie portées par deux comédiennes et un comédien d’une cinquantaine d’années. A chacune des trois histoires, les comédiens de cette partition à trois voix s’intervertissent les rôles de la personne âgée en perte de mémoire ou d’autonomie, de son proche (et du personnel hospitalier (l’infirmier(ère), l’aide-soignant(e), médecin…).
Oui, j’ai pu expérimenter le trouble par lequel passe le proche aidant pris dans la confusion des souvenirs et la fluctuation des sentiments. J’ai voulu mettre le spectateur dans ce trouble cognitif, cette perte de repères, pour qu’il expérimente ce qu’expérimente le proche aidant et la personne âgée. J’ai essayé de le traduire aussi dans la scénographie, avec le père qui se croit au salon mais qui est dans sa chambre d’hôpital, et arriver à ce que même le spectateur ne sache plus très bien où il se trouve… C’était important que le spectateur appréhende combien la confusion peut aussi le toucher, par de simples artifices de mise en scène et dans le jeu d’acteurs qui intervertissent leur rôle. Le spectateur, comme le parent désorienté, ne sait plus s’il a devant lui son fils en imperméable clair ou le médecin en blouse blanche…
Dans les familles, il y a en général des places pour les enfants et c’est souvent l’aîné ou l’artiste de la famille, celui qui manie la parole, possède une certaine ascendance et qui se désigne ou est désigné par les autres pour être là, proche de la personne, missionné pour l’aider. L’injonction est souvent inconsciente. Chaque histoire est unique. Il y a des personnes totalement dévouées, presque heureuses de redécouvrir, au travers de cette relation, leur père ou leur mère, même transformé(e) par les troubles cognitifs. Pour d’autres, c’est un poids. Les ressentis d’accompagnement sont multiples et souvent contradictoires. Les moments vécus aussi : des moments de poésie avec un parent qui part dans des rêves où il est bon de l’accompagner mais aussi l’agacement de devoir redire la date pour la trentième fois de la journée, certains disent « à se cogner la tête contre les murs » ; à la fois l’amour inconditionnel envers la personne et des paroles aussitôt regrettées et pourtant exprimées : « quel soulagement quand papa (ou maman) sera parti… Là, je n’en peux plus, je suis à bout de force… Venir tous les soirs après la journée de travail… elle a failli partir une fois, deux fois, je m’y étais préparé… non, psychologiquement, c’est très dur… ». Ils ont accepté après relecture de laisser aussi cette parole libérée. Oser dire l’épuisement moral et/ou physique et la culpabilité du « je ne devrais pas dire cela… ».
L’enfant a beau dire au parent que c’est pour son bien que la décision a été prise, qu’il était tombé plusieurs fois, qu’on l’avait retrouvé égaré dans un champ en pleine nuit… Le parent est en droit de penser : « Bon, je sais que c’est pour mon bien mais je n’aurais pas voulu terminer ici et je ne suis pas comme tous ces gens autour de moi … » ou « oui, le personnel est gentil mais ça ne remplace pas mon chez moi… » « bien sûr j’ai oublié le gaz plusieurs fois mais… », « bien sûr je me suis cassé le col du fémur mais… » et le proche de répéter « j’ai fait au mieux ». Dans le meilleur des cas, c’était en concertation avec les frères et sœurs mais ça peut aussi réactiver les traumas de l’enfance ou des sentiments de jalousie entre frères et sœurs et donc amener à des désaccords, des discordances latentes. La personne âgée peut être désespérée par ces conflits familiaux irrésolus et qui réapparaissent à l’heure de prendre des décisions comme le placement du parent.
Oui, certains secrets de famille ont été révélés à l’occasion de ce recueil de la parole. C’est encore une génération avec des souvenirs de la guerre, de l’occupation allemande, de la libération. Lors d’un des témoignages, il y eu la révélation d’une paternité. « Vous voulez vraiment que votre fils apprenne que son père était un soldat allemand ? » « Oui, il est encore temps, avant que je parte… » En fait, ça a été un apaisement pour le fils, véritablement. C’était une responsabilité énorme pour moi, j’ai fait relire plusieurs fois au fils pour qu’il donne son accord sur la publication de ce témoignage. D’ailleurs, il s’en doutait, je dirai même qu’il le savait, et la révélation l’a apaisé.
La chambre 100 est une transposition théâtrale de témoignages de patients que la conscience de la mort, de leur propre mort, a ouvert à une autre conscience de vie. J’ai rencontré des centaines de personnes pendant deux ans dans des services de cancérologie et de soins palliatifs au centre hospitalier d’Amiens. J’avais été présenté à tous les personnels de l’hôpital et j’avais un badge avec l’inscription « artiste à l’hôpital ». A titre personnel, j’avais été touché par deux cancers. Cette expérience hospitalière m’a amené à des prises de consciences que je n’arrivais pas à mettre en acte dans ma vie. J’avais aussi quelques clés pour comprendre les étapes de colère, de déni. Certains patients me demandaient : « Pourquoi vous faites ça ? Quel sens ça a ? Moi, vous savez, je meurs dans trois mois, alors, quel est le sens, c’est indécent, pour qui ? Bon, vous aurez peut-être les mots, moi je ne sais pas bien parler… » Vous êtes certain qu’auprès de ces personnes remplies d’humilité, vous allez rester deux heures au bord du lit à écouter attentivement un récit qui trouve les mots justes et un message universel… Il faut côtoyer sa propre finitude pour réévaluer ses priorités de vie. Mon écriture théâtrale est délibérément distanciée, sans pathos ou même déclaration de bons sentiments. On ne fait pas théâtre avec du « bien-pensant » qui recherche, consciemment ou non, l’assentiment des spectateurs avec une parole compassionnelle à laquelle on ne pourrait qu’adhérer.
Après Être là, j’ai voulu développer un triptyque de créations autour d’autres questions soulevées par la cellule familiale et les relations au sein des fratries. Sois et un Homme, qui aborde les figures d’identifications pour un adolescent au fil des trois dernières générations, puis Des places, créé à l’automne 2023. Cette nouvelle pièce questionne tout d’abord la place assignée qu’un enfant reçoit à sa naissance : être l’aîné ou le dernier enfant d’une famille, est-ce le même devenir ou un conditionnement inconscient est-il déjà mis en place ? Elle interroge ensuite la place que tout enfant se donne auprès de ses parents, ou comment, par séduction ou opposition, il tente d’être « reconnu » et aimé à sa façon. Elle explore enfin les places nouvelles que l’on « déplace » parfois et réajuste auprès des siens une fois devenu adulte, comme on peut le voir avec des proches aidants.
Propos recueillis par Nathalie Cuvelier
1)Implantée dans les Hauts-de-France et soutenue par le DRAC Hauts-de-France au titre du dispositif de « compagnie conventionnée », la Région Hauts-de-France, le département de l’Oise et la ville de Beauvais.
2)Mis en place par la DRAC, Direction Régionale des Affaires Culturelles, et l’ARS, Agence Régionale de la Santé des Hauts-de-France
3)Vincent en a commencé l’écriture en résidence à la Chartreuse de Villeneuve les Avignon. Une première version en cours d’élaboration de la pièce a été lue à Avignon cet été et il viendra en finaliser l’écriture en octobre à la Chartreuse de Neuville
Crédit photo : Julien Pebrel – MYOP