Diplômée en muséologie de l’Université de Montréal, conceptrice d’expositions au Québec puis au Musée des sciences naturelles de Bruxelles où elle pilote également une partie de sa rénovation architecturale et muséologique, Michel Antoine prend en charge en 2012 l’équipe internationale de la future Maison de l’histoire européenne afin d’y gérer la production de l’exposition permanente et d’en organiser les services aux publics. En 2016, elle prend la direction des expositions d’Universcience, issu du rapprochement de la Cité des sciences et de l’industrie et du Palais de la découverte. En parallèle, elle pilote la définition du projet scientifique et culturel du nouveau Palais de la découverte. En septembre 2024, elle prend le poste de directrice du Musée des arts et métiers de Paris. Auteur du livre, Ressources économiques des lieux culturels ; vers une hybridation des modèles ?, elle interviendra à la Chartreuse de Neuville le 5 septembre lors d’une conférence sur la biodiversité sous toutes ses formes, notamment financière, et l’hybridation des ressources.

En 2023, à l’occasion des 50 ans de l’Association des Centres Culturels de Rencontre dont fait partie la Chartreuse de Neuville, vous avez participé à une table ronde sur le thème des patrimoines et de la création face au défi économique. De quel constat partiez-vous ?
Nous partions du constat du ministère de la Culture, dans le cadre du Cycle des Hautes Études de la Culture (CHEC), qui était le suivant : la notion d’hybridation des ressources économiques est une notion peu ou diversement appréhendée par les lieux culturels, qui ont encore souvent une logique de financement par l’État et les collectivités publiques. J’ai rejoint ce groupe de travail du CHEC avec l’objectif d’améliorer une culture qui mixte des approches des secteurs privé et public.

Cette recherche d’équilibre entre des ressources propres (billetterie, boutique, location d’espace, restauration, etc.), des stratégies de mécénat et de partenariat, et l’obtention de subventions issues de financements publics, comme expérimentée à la Chartreuse de Neuville, n’est pas encore partagée largement dans les milieux culturels ?
Non, effectivement, et La Chartreuse de Neuville est un cas remarquable. D’ailleurs, le début de notre réflexion s’est passé au cours d’une visite du site. Avec la Saline d’Arc-et-Senans, ce sont deux exemples de cette recherche de multiplicité de ressources de financement. Mais nous avons aussi rencontré des directeurs de théâtre, de centres chorégraphiques, qui sont très éloignés de cette logique. Lors des 50 ans de l’ACCCR à Arc-et-Senans, j’ai eu l’occasion de rencontrer des personnes qui gèrent de petits lieux, se débattent dans plein de difficultés et n’imaginent même pas ce qu’ils pourraient améliorer. Il faut réussir à changer son regard sur son propre lieu et sa propre activité, en se demandant ce qui peut être monétairement valorisé et source complémentaire de revenus. C’est une manière d’identifier tous les actifs du lieu mais cela demande de changer de point de vue.

En France, une forme de défiance entre public et privé est plus ancrée que dans d’autres pays. Est-ce aussi un frein à cette diversification des sources de revenus ?
Je ne parle pas seulement d’aller chercher de l’argent dans le privé et il n’est pas question de se limiter au mécénat et aux fonds de dotation qui ont une connotation parfois négative en France alors que c’est une pratique courante depuis des années dans le monde anglosaxon. Steven Hearn a produit en 2014 un rapport sur l’entrepreneuriat dans le monde la culture.Il en ressortait que l’idée qu’un responsable de lieu culturel puisse penser comme un entrepreneur n’est pas dans la culture française. Or, dans la réalité du terrain, on est aussi un entrepreneur quand on est responsable d’un lieu culturel.

Il semble de nos jours très compliqué de trouver des modèles économiques pérennes pour ces lieux, et la Chartreuse de Neuville expérimente d’ailleurs un nouveau modèle de renaissance patrimonial, pourquoi d’après vous, à quoi se heurtent-ils, est-ce nouveau ?
Je crois que les lieux culturels se débattent depuis longtemps dans ces questions financières. Chez nous, l’’État est une composante relativement stable jusqu’à présent. Il faut le souligner car c’est une caractéristique française que d’autres pays nous envient. Le financement de la culture reste à un niveau assez élevé et il n’y a pas eu de coupes budgétaires drastiques comme les Pays-Bas ont pu en connaître il y a une dizaine d’années. Mais tous les financements complémentaires sont extrêmement dépendants des variations du contexte. Cela fragilise les modèles : une crise économique, l’inflation des coûts de l’énergie, le changement d’une loi de défiscalisation du mécénat… et un budget peut être remis en question.

Les mots biodiversité, hybridation sont des mots très employés ces derniers temps ? Qu’est-ce que la nature a à nous apprendre sur nos modèles humains, sociaux ou économiques ?
J’aime utiliser la comparaison avec la biodiversité. Dans un écosystème soumis à de nombreux stress, un milieu dans lequel on trouve une grande biodiversité va mieux résister. Certaines plantes affectées par le stress vont disparaître mais d’autres seront tout-à-fait résistantes à ce même stress. Et si je file la métaphore, un lieu culturel se doit d’avoir un financement très diversifié parce que si l’un vient à manquer, les autres seront là pour amortir le choc. Par essence, les modèles ne peuvent pas être fixes. Ils doivent pouvoir évoluer très rapidement, ce qui implique d’avoir à minima imaginé, encore mieux mobilisé, un grand ensemble de sources potentielles de revenus.

Quelle est la différence entre biodiversité et hybridation ?
Hybridation, cela veut dire, pour faire simple, que l’on mélange deux ADN différents, et donc des logiques différentes. C’est donc un processus. La biodiversité est un résultat. Dans la nature, il s’agit du grand nombre d’espèces différentes qui s’y trouvent. Dans un modèle économique, c’est avoir un grand nombre de financements différents. L’hybridation est un processus qui amène à une plus grande biodiversité, même si c’est un peu plus complexe que ce que j’explique ici pour faire image. C’est ce processus qui rend les lieux plus résistants au stress et aux variations du contexte dans lequel ils se trouvent.

Pour prendre un mot qui parle plus facilement à tous, la diversification des activités est source de résilience ?
Non, pas des activités… L’hybridation, c’est la diversification et l’optimisation des actifs, c’est-à-dire d’éléments à partir desquels on peut tirer des ressources supplémentaires. Par exemple, vous avez un théâtre, vous y programmez des spectacles et vous vendez des billets, c’est votre activité habituelle, mais cette salle peut devenir un actif en d’autres circonstances puisque vous pouvez par exemple la louer à un certain nombre d’organisations. C’est donc diversifier la manière de tirer parti de l’ensemble de vos actifs. Nous avons beaucoup étudié le cas de Chambord qui exploite sa forêt en vendant du bois et des permis carbone, cultive les légumes dans son jardin pour fournir les cuisines de son restaurant et faire des conserves vendues en boutique, etc. J’ajoute qu’il est bien sûr possible de développer ces activités de type commercial avec une logique qui reste celle du monde culturel et de la diffusion du savoir avec, par exemple, des éléments de médiation du public. Ce sont donc l’ensemble des actifs valorisés qui permettent de faire face aux défis économiques.

Revenons maintenant à la notion de résilience…
La résilience vient aussi de l’analyse écologique et c’est bien la capacité de résister au stress du milieu, c’est-à-dire à ses variations et caractéristiques.

Les situations et statuts de ces lieux culturels sont très différents. Certains bénéficient d’un financement public contractualisé dans la durée, d’autres non pas cette visibilité mais tous vont devoir anticiper un risque de raréfaction des financements publics et de stagnation de leur ressources propres.
Le risque existe, ne serait-ce que par cette loi inéluctable que l’on appelle la loi de Baumol qui fait que nous avons une activité qui ne produit peu de valeur ajoutée en termes monétaires et, par ailleurs, que nous portons des charges, coûts et salaires, qui augmentent de manière continue. Comme nous ne dégageons pas plus de bénéfices, tous les lieux culturels se trouvent dans cette situation.

Existent-ils d’autres modèles innovants non explorés ?
Certainement. Dans notre étude, nous n’avons pas exploré par exemple toutes les structures coopératives ou se créent, autour d’un lieu, des communautés qui contribuent à le financer. Le lieu devient en quelque sorte la copropriété d’un très grand nombre de contributeurs. Un cinéma en Belgique essaie de survivre et de se recapitaliser avec un modèle de ce type.

Vous-même, avez-vous rencontré ces difficultés ?
Non, j’ai eu la chance d’être dans des institutions bien dotées mais mon activité a très vite été liée à de l’ingénierie culturelle et d’itinérance d’expositions qui sont un autre moyen de générer des revenus additionnels. La question des ressources propres n’a pas été un problème mais une des composantes de mon activité professionnelle, au même titre que la création d’expositions. Je suis dans ces questionnements, non pas poussée par le besoin, mais par la curiosité.

Propos recueillis par Nathalie Cuvelier