« Le corps est porteur d’histoires et ce sont ces histoires que je souhaite faire émerger à travers une installation sonore tout public ». Àla fois danseur et masseur, Massimo Fusco a recueilli des récits intimes qu’il livre dans une installation immersive, intitulée « Corps Sonores », pour renouer avec l’importance du toucher dans la relation àl’autre, déplacer les perceptions et les regards sur le corps, aller à contre-courant d’une société qui survalorise la performance et rendre hommage à « ce/ceux qui nous porte/portent ». « Jai l’espoir de contribuer à faire évoluer la place du corps dans la société et àla déplacer vers des valeurs plus éthiques. »

Comment est né ce projet ?

Mon parcours professionnel m’a porté vers l’expression corporelle et l’exploration des perceptions du toucher. J’ai expérimenté dans les années 90 les automassages énergétiques chinois, au contact de Maitre Wong, une connaissance de mon père, lui-même professeur de Wu Su et de TaïChi Chuan. Dans la philosophie orientale, l’hygiène corporelle vient renforcer l’hygiène mentale : le corps et l’esprit sont totalement interdépendants. À 16 ans, quand j’ai commencé la danse, j’ai eu l’impression d’être dans le prolongement de cette idée que le corps et l’esprit cheminent ensemble.  En ce sens, la danse et le massage se nourrissent l’un de l’autre. J’ai développé le goût de masser plus tard et au fur et àmesure de mes pratiques de massage Tui Na (1), j’ai découvert que des cicatrices peuvent cacher des histoires inspirantes. J’ai donc entrepris de récolter des témoignages dans des établissements médico-sociaux lors de séances de massage dédiées aux patients et aux soignants.

Donnez-nous à voir cette installation ?

Imaginez un espace de 30m2 jonché de coussins galets dans lesquels les auditeurs pourront se lover comme ils veulent. Les personnes entrent dans cet espace baignéd’une nappe sonore. Ils s’installent, enfilent leur casque audio pour découvrir les pastilles sonores qui, mises bout àbout, forment une collection intime d’histoires de corps. Tout est fait pour développer une double écoute, d’abord ce bain sonore qui agit sur le corps, vers une forme d’abandon et permet ensuite de se laisser imprégner, toucher, par les témoignages. L’installation est destinée àêtre diffusée dans les lieux culturels et/ou patrimoniaux comme la Chartreuse de Neuville (2).

Ces témoignages, ces pastilles sonores, quels en sont les voix ?

 Ce sont des personnes âgées, de femmes atteintes du cancer du sein, des personnes souffrant de troubles psychiatriques, des soignants… Lorsque je recevais ces personnes pour les masser, elles m’expliquaient pourquoi elles venaient, ce qu’elles recherchaient… Selon notre éducation et notamment le contexte social, culturel, économique et religieux dans lequel nous nous inscrivons, notre rapport au corps est différent. Il y a des récits légers, d’autres graves, de corps malmenés par la vie, l’accident ou la maladie. Je voulais accueillir ces fragilités. A l’écoute de ces voix, je souhaite que le public fasse un pas vers l’autre et réalise qu’il y a des choses qui nous relient dans notre manière de vivre notre corps, que l’on soit un enfant autiste, une personne âgée, un adulte en situation de handicap ou un auditeur installé dans un coussin galet. Ce sont des récits de tousâges, sans frontière.

Ces voix nous obligent à des allers retours, de l’intime au collectif ?

Au travers de ce dispositif, je voudrais inviter le public à porterdifféremmentson écoute, avec un petit déplacement, un pas de côté pour pouvoir accueillir pleinement toutes les histoires de corps, dans leur diversité. Et, par résonance, lui offrir l’opportunité de reconsidérer son propre rapport au corps. Dans les pastilles sonores, au-delà de la simple anecdote, l’accent sera mis sur des problématiques intimes de corps, ne serait-ce que pour nous tranquilliser sur des sujets qui nous agitent et agitent également une bonne partie de la société. Surtout en cette période de grand stress. Nous rencontrons tous individuellement des préoccupations de corps qui nous concernent collectivement. J’aime beaucoup cette phrase de Daniel Pennac dansJournal d’un Corps :« Nous qui nous sentons parfois si seuls dans le nôtre, nous découvrons peu àpeu que ce jardin secret est un territoire commun ». Certains sujets mériteraient d’être mis sur un territoire commun de réflexion. Je vais prendre un exemple très concret, la place du cycle mensuel dans la vie des femmes. Des femmes n’ont pas hésité à me dire qu’elles se sentaient gonflées, lourdes, empêchées sans évoquer de prime abord qu’elles avaient leurs règles, alors que tous les mois cela influe sur la perception de leurs corps et sur leur humeur. La pudeur, la honte, le poids de la culture, retiennent encore la parole qui parle du corps même si les corps se sont libérés par ailleurs.

Vous vous attachez aux corps limités plus qu’aux corps performants ?

 Je m’inscris à contre-courant d’un culte du corps toujours plus fort, plus grand, plus performant… Il peut y avoir des corps forts qui renferment de vraies failles et des corps fragiles qui contiennent des ressources physiques étonnantes. Mais la société a tendance à mettre en avant le corps sans faille, beau, glorieux. Comme s’il existait… Moi j’ai voulu célébrer la vulnérabilité, les limites de notre corps, l’expression de la fragilité et le courage qu’il faut pour l’exprimer, la force ressentie quand le corps se met à nous parler de reconstruction. Certains récits parlent de corps lumineux après avoir été douloureux.  Avec Corps sonores, j’aimerais orienter notre écoute, non pas sur le caractère morbide d’une cicatrice, mais sur sa capacitépoétique àfaire naître une histoire, àfaire surgir une sensibilité, une intimité. Et j’essaie d’y faire prévaloir des notions de sollicitude, d’attention, de soin, de responsabilité, de prévenance, de soutien, mais aussi d’égalité et de tolérance dans la relation àl’autre.

Parlez-nous des soignants que vous avez rencontrés ?

Dans le cadre du festival Danse Dense de Pantin, nous menons à lhôpital de Bobigny des ateliers de pratique artistique et somatique autour de la respiration, de l’automassage, et du son. C’est une manière de saluer le travail des soignants. Nous avons intitulé ces ateliers « ce(ceux) qui nous porte(ent) » et je trouvais intéressant de leur donner un espace pour qu’ils acceptent de prendre, eux aussi, soin d’eux. Ce qui nous porte, ce sont des personnes mais c’est aussi la sollicitude, l’empathie, l’entraide, tout ce qui constitue l’éthique du care (1). Dans d’autres lieux, aux CHU d’Amiens et de Doulens, j’ai rencontré des soignants en souffrance, surtout des femmes qui me semblent, encore aujourd’hui,être plus nombreuses dans les métiers du soin. Peut-être en raison de cette sollicitude qui les pousserait vers ces métiers. J’ai trouvé des corps en tension car elles se sont oubliées pendant la crise sanitaire. Là encore, on a inversé les rôles et elles ont accepté de se laisser porter.

La crise sanitaire nous a éloignés du corps des autres, va-t-il falloir rapprendre l’importance du toucher ?

En cette période de crise sanitaire, le contact physique est, paradoxalement, très attendu. Car terriblement absent, manquant ces derniers mois. Oui, je pense qu’il va falloir renouer avec l’importance du toucher dans notre relation àl’autre. En tant que danseur et masseur, le rapport au contact est quelque chose de très familier. Je connais maintenant mon corps et j’ai approché suffisamment de corps pour transmettre cette importance d’un toucher bienveillant, non intrusif, apaisant. Une cadre de santé me confiait d’ailleurs que les soignants avaient conservé le toucher pour communiquer avec des patients âgés qui ne les voyaient pas derrière les masques et ne les entendaient pas bien. Un contact rassurant avant de pratiquer le soin. Le toucher n’a pas été abandonné, heureusement. J’ai observé qu’au fur et à mesure que la crise durait, mon activité de masseur augmentait. Beaucoup de personnes appelaient pour des massages, pour se détendre, dans un besoin de contact. C’est ce qui m’a donné envie de créer Corps Sonores, en tant que masseur et danseur, pour apporter une présence, une rencontre autour du toucher, une vraie célébration du toucher. Mais aussi une invitation à danser avec moi.

Vous proposez de nombreux ateliers de pratique artistique depuis plus de dix ans en France et en Europe à destination d’enfants, d’adolescents et d’adultes. Avez-vous un souvenir en particulier ?

Oui, dans une Maison d’Accueil Spécialisée, pendant un atelier de pratique corporelle avec des personnes handicapées et des soignants. C’était plutôt ces derniers qui initiaient le toucher et j’ai voulu leur proposer d’inverser les rôles et que les personnes handicapées les prennent en charge. Ça a donné un moment extrêmement touchant, cette inversion de l’attention portée à l’autre a marqué les soignants et c’était joyeux pour tous. Ce partage a montré que les personnes dites fragiles peuvent être des personnes ressources, qui ont tant à donner en retour. L’empathie,ça doit traverser les différences, les âges, les cultures, les rôles… C’est faire un pas vers l’autre et vers soi en vérité.

Propos recueillis par N. Cuvelier

1)Le massage Tui Na est l’une des branches de la médecine traditionnelle chinoise.

2)Du 10 au 12 mai 2021, La Chartreuse de Neuville a eu le plaisir d’accueillir en résidence des artistes de l’association Corps Magnétiques, venus préparer le spectacle Corps Sonores. Lancé à l’initiative de Massimo Fusco, le projet associe trois autres artistes de l’univers du son : Vanessa Court (créatrice sonore), King Q4 (compositeur et musicien), Smarin (scénographe). Ce spectacle sera présenté à la Chartreuse de Neuville en septembre, à l’occasion de l’événement Jardins en Scène.

3)Dans la perspective du care, la vulnérabilité est constitutive des vies humaines. De toutes les vies humaines et pas seulement de celles qui seraient spécialement marquées par le sceau de la faiblesse. L’éthique du care propose de réfléchir sur la vulnérabilité en ce qu’elle n’est pas réservée à certaines catégories de personnes ni à des groupes particuliers.