Hugues Sibille est une figure incontournable de l’économie sociale et solidaire (ESS), en France et en Europe. Il a exercé des responsabilités dans les secteurs privé, public et associatif, au service du développement territorial, de l’innovation sociale et de l’économie sociale et solidaire. Il a participé à la création du mensuel Alternatives économiques et écrit sur ses sujets de prédilection. La création d’emplois et la professionnalisation des acteurs des territoires a été au cœur de ses engagements. Dans les années 80, il a créé puis pris la direction d’une coopérative de conseils, spécialisée dans le développement territorial. A la fin des années 90, au sein du cabinet de Martine Aubry, il participe à un projet de loi sur les nouveaux services et les emplois jeunes puis, nommé par Lionel Jospin délégué Interministériel à l’innovation et à l’économie sociale, il participe notamment à l’élaboration d’une loi qui définit un nouveau statut d’entreprise sociale. L’ESS émerge, il en est un porte-parole convaincu. A partir de 2001, il poursuit cet engagement au sein de la Caisse des dépôts et consignations puis du Crédit coopératif où il lancera en 2015 un fonds à destination des structures de l’ESS. A la demande de Benoît Hamon, alors ministre de l’ESS, il met en place un comité sur l’investissement à impact social. Européen dans l’âme, Hugues Sibille a été expert auprès de la Commission européenne sur le sujet de l’entrepreneuriat social. Après 40 ans de carrière, ce professionnel engagé vient de quitter la présidence de la Fondation du Crédit Coopératif mais demeure président du Labo ESS, administrateur du Fonds Territoires zéro chômeur longue durée et membre du Conseil supérieur de l’ESS. De passage à la Chartreuse de Neuville, il s’est prêté à l’exercice de l’interview « Ma Chartreuse » …

Comment avez-vous « rencontré » la Chartreuse de Neuville ?

C’est Patrick Sapy, que j’ai côtoyé au sein de l’ADIE (Association pour le Droit à l’Initiative Économique), qui m’a encouragé à aller découvrir la Chartreuse de Neuville et le projet qu’il trouvait formidable. Je lui avais un jour dit que j’aimais beaucoup les abbayes, des endroits inspirants pour moi. J’y suis donc allé et j’ai eu un choc. On sent une âme, quelque chose de l’ordre du spirituel, à travers le calme qui y a longtemps régné, à travers la conception architecturale aussi. Mais le choc venait aussi du fait que la Chartreuse était très abîmée, avec des bâtiments dans un état déplorable. J’ai eu le sentiment d’une belle âme, mais à terre. Le fait qu’il y ait des gens volontaires pour la relever, j’ai trouvé ça très émouvant. Comme j’ai un esprit entrepreneurial et que j’aime les gens qui prennent des initiatives, qui ne se laissent pas abattre, qui ont de l’espérance, je suis reparti en me disant que c’était le début d’une belle histoire…

Vous avez rejoint le Conseil d’administration de la Chartreuse de Neuville dès 2012, aux prémices du projet. Quelle intuition avez-vous eue sur ce projet, qui vous a donné envie de donner de votre temps malgré vos engagements dans des instances nationales ?

Yves Ducroq présidait à cette époque l’association de La Chartreuse de Neuville et nous avions travaillé ensemble des années avant sur le développement du territoire du Pas-de-Calais. J’avais développé des attaches sur la côte d’Opale mais j’étais parisien avec des engagements au niveau national. Je me suis dit que ce lieu, cette architecture, pouvaient être dans le monde actuel un lieu de rencontre, de ressourcement, de réflexion. D’emblée, je l’ai envisagé avec une dimension nationale, et même européenne, entre Bruxelles, Paris et Londres. A condition de le faire vivre, je le voyais comme un lieu de convergence d’acteurs de différents pays. En Europe, les abbayes ont eu dans l’histoire un rôle extrêmement important et, dans une Europe en crise, qui ne sait plus très bien où elle en est, des lieux comme celui-ci peuvent contribuer à une sorte de regain européen. C’est pour cela que j’ai eu envie d’apporter ma pierre à l’édifice.

Si la Chartreuse était un animal, quel serait-il et pourquoi ?

Je cherche un animal tenace, qui résiste. Un cerf peut-être… Un animal qui vit dans des conditions difficiles et se bat à travers les épreuves. Un animal qui vit dans l’antarctique et qui trouve en lui-même les ressources nécessaires.

Trois mots pour caractériser la Chartreuse de Neuville ?

La sérénité… C’est un lieu qui dégage cette sérénité des lieux de spiritualité. L’enracinement… On sent que même si elle a été abandonnée, la Chartreuse appartient au territoire. Elle est d’ici. Elle n’est pas hors sol et Alexia Noyon a effectué un travail magnifique en lui redonnant sa place. L’histoire… avec des époques et des trajectoires personnelles, collectives, très différentes. Ce n’est pas une Chartreuse ou un monastère qui n’aurait connu qu’une seule vocation. D’ailleurs, cette histoire s’était un peu perdue pour les gens du territoire.

Des souvenirs particuliers à la Chartreuse de Neuville ?

Le premier conseil d’administration où je suis venu, dans la salle de l’aile sud. Il faisait froid, c’était rugueux. Quand je reviens, je pense à l’équipe qui travaille tous les jours dans des conditions inconfortables. Les travaux vont améliorer ses conditions mais, en attendant, arriver sous la pluie, dans le froid, devant ce bâtiment abîmé, c’est encore une fois rugueux. Le jour où j’ai vu Les petits meurtres d’Agatha Christie et reconnu La Chartreuse qui avait été le lieu du tournage. Enfin, une après-midi avec Yves Ducrocq et Alexia Noyon. On travaillait, comme toujours, sur les solutions possibles pour s’en sortir. On s’était installés dans l’herbe, au milieu du cloître. C’était le printemps, il faisait chaud, les oiseaux chantaient… Un moment si différent du premier souvenir évoqué. Comme deux lieux qui n’auraient rien à voir…

Un espace particulier de la Chartreuse de Neuville ?

Le préau, au milieu du cloître, sous le tilleul, face au cimetière des chartreux, isolé du bruit du monde, de préférence par un jour de grand beau (NDRL : voir photo).

Une facette de la Chartreuse de Neuville qui vous enthousiasme ?

C’est la dimension humaine du projet avec à la fois un lieu de rencontre pour des gens en recherche, en quête d’innovation sociétale, de réflexion sur la transformation de la société et une manière de faire les choses, ici même, avec par exemple un volet insertion avec des jeunes du territoire.

Que vous inspire le projet aujourd’hui ?

Le projet évolue dans le temps. Tel que je le voyais, c’était un lieu pour se rencontrer, s’extraire du monde, comme on le faisait dans une abbaye mais sans la dimension religieuse. Un lieu calme, propice aux échanges et neutre où des personnes d’horizons géographique, économique, social et culturel, différents venaient réfléchir au monde de bonne foi, avec une honnêteté intellectuelle. Mais ça ne pouvait pas être un lieu où les gens viendraient d’un peu partout et dont les gens qui vivent à proximité seraient coupés. C’est un risque que j’ai vu dans d’autres projets. Je pense que l’équipe de l’association a beaucoup travaillé pour qu’il y ait aujourd’hui cet ancrage local même si pendant longtemps, notamment du fait des résurgences du passé de l’hospice-asile de la Chartreuse, les élus locaux, les habitants à proximité, ne comprenaient pas ce qui se passait ici et pouvaient avoir du mal à rejoindre le projet. Ce dernier était peut-être aussi un peu trop précurseur.

La Chartreuse renaît de ses cendres, le projet s’inspire de son histoire mais, pour vous, qu’est-ce qu’il peut apporter et en quoi est-il pertinent pour contribuer aux équilibres de la société aujourd’hui ?

Ce qui caractérise les abbayes, ou une Chartreuse, c’est d’être en partie en dehors du monde. Les lieux choisis par les moines sont retirés, les abbayes cisterciennes sont souvent au fond du vallon. La Chartreuse de Neuville n’échappe pas à cette règle. Elle est à l’écart, dans une zone peu peuplée. Mais cet isolement est favorable pour s’extraire du court terme, de l’urgence, du paraître, de la posture. Dans les réunions, les gens jouent souvent un rôle. Si on vient ici pour un séminaire, on abandonne son costume. Le lieu pousse à être davantage en vérité. Ce côté hors du monde, avec une organisation des espaces pensée pour cela, se prête à cette aspiration de retrouver les valeurs qui font défaut dans une société qui court de plus en plus vite. J’ai participé à des tonnes de conférences à Paris mais l’environnement n’est pas propice à se parler, à s’écouter, à être à l’écart de l’agitation. Mais tant que la Chartreuse n’est pas rénovée et en capacité d’offrir un hébergement, une restauration, des salles de réception, cette vision du projet est contrainte. Douze ans après, on ne peut pas concrétiser la vision initiale…

Imaginez… Vous revenez en 2032 à la Chartreuse de Neuville, décrivez-nous ce que vous voyez, que s’y passe t’il le jour de votre visite ?

J’arrive par un moyen de locomotion qui n’est pas une voiture, le train et un système de navette par exemple. Dans la cour d’honneur, j’entends parler plusieurs langues. J’ai fait le déplacement parce qu’il y a une réunion internationale sur un sujet de santé. Je ne suis pas de passage en coup de vent, je vais rester trois jours dans ce lieu sobre, beau, confortable et bien chauffé l’hiver. Une qualité d’accueil qui va me permettre d’être dans un bon état d’esprit pour faire un pas de côté, m’enrichir, donner ce que j’ai à donner et repartir avec plus d’espérance et de perspectives. Même s’il n’y a plus de moines, il reste ici des choses qui correspondent à des années de ce qui s’est passé ici, y compris de souffrances. Les murs sont imprégnés de cette histoire. Et je pense que des choses vous pénètrent quand vous y séjournez…

Vous êtes un promoteur de l’ESS. Toute votre carrière, vous avez œuvré sans relâche pour le développement territorial et l’entrepreneuriat social et solidaire, qu’est-ce qui a entretenu la constance de cet engagement ?

Je me suis souvent défini comme un professionnel engagé. Je n’ai pas dissocié ma vie professionnelle et mes engagements personnels. J’avais envie d’une unité entre mon travail et mes convictions. En ce sens-là, je pense que j’étais en avance sur mon temps. Beaucoup de jeunes aujourd’hui sont dans cette recherche de sens. J’avais envie de changer le monde, vers une économie plus sociale et solidaire. Plus je me suis investi, plus j’ai pris des responsabilités, plus l’évolution du monde me confortait dans mon intuition de départ. Si le monde classique avait été génial, source de réduction des inégalités sociales, évitant le chômage de longue durée, permettant aux jeunes de s’insérer… j’aurais peut-être pris un autre chemin mais ce n’a pas été le cas. Le temps qui passait renforçait ma conviction qu’il fallait trouver des solutions qui apportent de meilleures réponses. Dans ma génération et celle d’avant, les personnes comme moi rentraient dans les services publics pour l’intérêt général mais sans trop de marge de manœuvre. Moi, je voulais pouvoir bouger les lignes, prendre des initiatives, voir des projets sortir de terre et être en appui d’entrepreneurs. Je voulais aider des gens qui se battent avec courage pour mener leur projet. Et j’ai toujours eu le nez pour les projets innovants. Actuellement, il y a une expérience Territoires zéro chômeur longue durée. Aussitôt que j’en ai entendu parler, je m’y suis intéressé et je suis aujourd’hui administrateur aux côtés de Louis Gallois de cette expérience. Tous les gens que j’ai pu aider ont renouvelé jour après jour mon énergie. Quand vous rencontrez une Alexia Noyon, elle vous donne de l’énergie et vous lui donnez le soutien que vous pouvez. Je dis souvent : quand vous êtes déprimé, allez dans des réunions d’entrepreneurs sociaux, vous repartirez avec la pêche car c’est un terreau enrichissant qui vous nourrit…

Quelle est la chose ou l’accomplissement dont vous êtes le plus fier ?

Jacques Delors a écrit un livre qui s’intitule L’unité d’un homme. Je suis fier d’avoir été fidèle à mes idées. Si je relis des textes que j’ai écrit il a quarante ans, j’en suis fier. Il y a des fiertés particulières comme la préparation d’une loi sur les nouvelles formes de coopératives avec un statut très intéressant. Si je n’avais pas été là, ce statut n’existerait pas. J’ai aussi créé l’AVISE, une agence collective d’ingénierie qui travaille avec des institutions publiques et des organisations privées soucieuses de contribuer à l’intérêt général et quand je vois les résultats, je suis évidemment fier. Je peux dire la même chose des Dispositifs Locaux d’Accompagnement, une centaine en France aujourd’hui avec 7 000 associations accompagnées par an. Peut-être aussi le dispositif nouveaux services, emplois jeunes avec des gens qui encore aujourd’hui viennent me remercier parce qu’ils ont bénéficié de ce programme qui leur a mis le pied à l’étrier. Voir les actions que l’on a mis en place se pérenniser dans le temps, c’est une vraie fierté. C’est pour cela que j’ai de l’admiration pour Alexia car elle mène un combat dans la durée. Sa personnalité, son courage, sa ténacité, les coups qu’elle a pris sur la tête, c’est incroyable combien elle tient bon sur la durée, avec tous les contretemps rencontrés par le projet. Un beau chêne ne pousse pas en 5 ans ! Inscrire l’action dans la durée, c’est essentiel… On ne construit pas durablement sans persévérance et la Chartreuse en est le meilleur exemple. Actuellement, on ne changera pas le monde qui va mal en décrétant que c’est une urgence. Il va falloir du temps pour inventer de nouvelles solutions et trouver les bonnes réponses.

Propos recueillis par Nathalie Cuvelier

Site Territoires zéro chômeur : https://www.tzcld.fr/